dimanche 30 janvier 2011

POURQUOI LES PAYS ARABES SONT MAL GOUVERNES : 2. LE MODELE SULTANIEN

Les archaïsations structurelles que les anthropologues et les ethnologues ont relevées et conceptualisées pour élaborer les doctrines de distinction entre sociétés à écritures et société sans écritures, entre « société étatisable » et « société non étatisable » avait pour des raisons de préjugés, occulté la problématique de la gouvernance. Cette occultation cachait en fait un problème théorique relatif à l’hypothèse d’une gouvernance sans Etat et aussi éventuellement un Etat sans gouvernance. En poussant davantage le raisonnement, on peut s’interroger alors sur le lien éventuel entre l’exigence de la centralité politique et la question de la bonne gouvernance. Le maillage conceptuel qui structure le phénomène de la politique et les ambiguïtés qui le caractérisent nous permet de mettre la gouvernance dans la matrice philosophique et culturelle pour lui éviter toute modélisation standard déjà décriée par les approches récentes.
La gouvernance est, comme le restant de son lignage et de sa généalogie conceptuelle, renvoie d’abord à des discours et des réalités qui fondent sa relativité tenant compte de la spécificité de toute société. Elle est aussi objet aujourd’hui privilégié, des analyses qui font d’elle le champ d’une connaissance qui cherche l’objectivité et alimente les sens qui traversent alors en profondeur les logiques sociologiques (le lien social, le lien identitaire). Si la littérature moderne a fait ressurgir le concept de la gouvernance c’est que la situation de l’Etat moderne a pris des formes incontrôlables. Le débat sur la gouvernance qui a pris des proportions inattendues particulièrement au niveau des institutions internationales, dans les médias et chez les animateurs d’opinion, explique une tendance qui reste sur le plan de la théorie une simple nébuleuse et qui consiste à faire passer l’idée devenue par la suite une norme et une conviction selon laquelle les gouvernements même légitimes, n’ont pas ou n’ont plus « le monopole de la puissance légitime et qu’il existe d’autres instances contribuant au maintien de l’ordre en participant à la régulation économique et sociale. Les mécanismes de gestion et de contrôle des affaires publiques impliquent au niveau local, national et régional un ensemble complexe de structures bureaucratiques, de pouvoirs politiques plus ou moins hiérarchisés, d’entreprise de groupes de pression privés et des mouvements sociaux. Selon un grand spécialiste international O. Young, « le développement des systèmes de régulation obéit à des logiques utilitaires et pragmatiques et ils ne reflètent pas seulement les hiérarchies de puissance, mais des convergences d’intérêts et de rationalité.
Alors, les institutions, les normes et les procédures qui permettent aux gens d’exprimer leurs aspirations et de lutter pour leurs intérêts dans un contexte relativement prévisible et équitable, constituent les fondements de la bonne gouvernance ». C’est une sorte de coexistence fonctionnelle entre de nouvelles légitimités, les unes anciennes, celles de l’Etat et les autres émergentes, celles des  sociétés civiles et des groupes de pression. C’est à ne point douter des débats que ne font que commencer sur une problématique bien ancienne et qui concerne la corrélation et les articulations entre l’Etat et la sphère de l’économie qu’Ibn Khadoun avait dès le 14è siècle évoqué avec beaucoup de clarté. De ce fait, la problématique de la gouvernance est sur le plan du sens et de la fonction sociale, intimement liée dans ses origines et ses modèles, à la problématique de l’Etat et à toutes les pratiques et les organisations qui lui sont alors liées (pouvoir, capacité de commandement, modèle de légitimation et de domination).
D’un autre côté la gouvernance est au centre des préoccupations de la pensée juridique, politique et sociale, car elle préfigure le schéma directeur relatif à la gestion des affaires publiques, de l’intérêt commun au centre duquel se trouve alors impliqué la question lancinante de la justice sociale ( Ad)l. Comment ne pas souligner que la bonne gouvernance a toujours marqué la mentalité des communautés et structuré leur identité. Aux origines historiques de l’Etat et de la politique se trouvent enracinées et bien cultivées les origines de la gouvernance. Les questions de « qui peut » ou « qui doit gouverner », de « comment gouverner » constituent en effet la matrice de la problématique de la gouvernance. Entre les vicissitudes de l’histoire et les cultures juridiques (droit positif ou Fikh) entre les systèmes de la représentation politique (parlement ou d’autres formes de la représentation) et l’efficacité du pilotage des affaires publiques, du bien commun, la gouvernance est au centre des préoccupations des différents acteurs du domaine politique. Si les avancées annoncées par la pensée et vécues par les sociétés occidentales font admettre aujourd’hui que l’Etat n’est plus un sujet protégé par aucune sacralité ni encore une structure fondée sur l’infaillible ( la issma), sa problématique aujourd’hui dans le monde arabe est idéologiquement partagée entre celle d’un nationalisme libérateur pour les uns , tapageur pour les autres et celle d’une sacralité portée tantôt par des envolées « jihadiennes » et agressives (les mouvances jihadistes et populistes) tantôt par un retour aux sources archaïques et sans innovations conceptuelles. Ce repli politique renforcé par les puissances assabiennes n’a jamais dérogé à la règle et même quand l’islam était la matrice unique du lien social, les divisions, les conflits et les blocages étaient aussi de mise sur les questions de gouvernance tantôt, pour l’hégémonisme tribalo-confrériques, tantôt pour diffuser une daawa ou défendre un dogme.
Des phénomènes politiques non encore suffisamment étudiés et ayant trait au retrait de l’autorité étatique et au vide institutionnel qui ont lieu au niveau des espaces sahariens du Maghreb juste après l’effondrement de la dynastie des mourabitoune nous révèlent que les communautés tribales ont développé un système de gouvernance sans centralité politique. On a assisté à un développement de l’intervention de la société civile. Ainsi, l’organisation des caravanes vers la Mecque ( Haj,), l’organisation de l’enseignement, la planification des villes et la spécialisation fonctionnelle des tribus et des zouis ont remédié à l’absence de l’autorité politique centrale.
3.- Fondements anthropologiques de la gouvernance
Si la pensée contemporaine commence à construire sa régionalité, la politique comme la culture est par essence régionale et exprime la spécificité de l’intelligence et du génie d’une communauté. C’est que les mécanismes juridiques qui cadrent les questions des droits et des devoirs, délimitent les espaces des libertés, les responsabilités individuelles et collectives dans les cultures humaines et dans les esprits des différentes civilisations diffèrent sans se contredire foncièrement. Ainsi la question des droits, (houkuk), est globalement plus développée dans la pensée juridique et le discours sociologique de l’Occident. Le développement de la culture revendicative et l’esprit des luttes sociales qui l’ont caractérisée a profondément marquée et souvent structuré les modèles politiques. La tradition politico-religieuse du monde arabe est axée surtout sur les obligations wajibate. Le Kharaj et le système archaïque des impôts dans sa globalité, le pouvoir indiscutable et indiscuté de l’autorité religieuse, l’action déstructurante et destructive des assabiates adaptables et adaptées aux différents contextes de la politique, ont fait des wajibate (obligations) une « seconde religion » qui habite les esprits.
Le fakih et ses madahib qui sont en fait une production de la pensée des hommes a dépossédé la raison collective des ses facultés critiques et s’est imposé alors comme une vérité absolue qui échappe à la critique. Alors, qu’il est en réalité une production normative fondée sur la différence. Ibn Khaldoun , dont la structure de la pensée et les sens de son action politique tournent essentiellement autour de l’Ijtima et ses exigences, avait explicitement annoncé en son temps que la liberté et non la contrainte fonde le oumran qui ne peut progresser que par l’apport toujours renouvelé de la politique rationnelle (siassa aklia ) et de l’action normative ( al amal al kholouki). Il avait appelé à légiférer sur l’indépendance de la monnaie vis-à-vis des pouvoirs sultaniens et averti des conséquences néfastes trop importantes de l’intervention de l’Etat dans les affaires économiques et commerciales (privatisation de l’Etat à des fins occultes). Seulement cette pensée n’a pas toujours réussi à conceptualiser ses approches et à vulgariser les idées.
En effet, si les cercles des élites arabes ont fleuri et essaimé l’espace et les institutions, cet élan n’a pas abouti comme cela a été le cas en Europe dés le 16 siècle a enclenché une osmose entre l’évolution de la pensée et le développement des sociétés menacées qu’elles étaient par un démantèlement structurel de ses ordres et de ses idées. Cette tendance régressive s’est soldée par la dilapidation de tout l’héritage relatif à l’urbanité et à l’esthétique arabe pour finir coincé dans une politique fondée sur le rudimentaire qui a engendré toutes les assabiates. C’est le commencement des logiques perverses qui n’ont fait, au-delà de l’agitation idéologiques de certains foukaha, que creuser davantage les fractures et anéanti les chances d’une compétition raisonnée avec l’Occident. Mais dire que la gouvernance et surtout celle de la bonne gouvernance est une météorite qui vient de tomber venant de la galaxie de la banque mondiale, c’est faire l’impasse sur une tradition intellectuelle riche et profonde qui a alimenté les mouvements sociaux.  La tradition arabe à produit en effet un patrimoine intellectuel divers sur la question de la gouvernance qui renvoie essentiellement à la légitimité khilafienne puis sultanienne et aussi à la question de la bonne gouvernance avec ses discours et structures. Les logiques des contrats politiques ne concernent pas le modèle sultanien et ses pratiques, comme le suggère le fikh sultanienre et ses prolongements dans la pensée politique arabe.
C’est surtout de la gouvernance et particulièrement de la bonne gouvernance qu’il s’agit. Du contrat de la médiation prophétique au contrat politique républicain contemporain( basé sur le droit positif ) en passant successivement par le contrat Khilafien (Rachidien) , le contrat du Moulk sultanien (Oumayyade et abbasside) et ses différentes variantes doctrinales, le fond des débats théologiques ( sunnisme, chiisme, kharijisme et muatazilisme ) et philosophiques ( Ibn Rochd et ibn Khaldoun en l’occurrence), l’imaginaire social arabe était et reste accroché non à l’identité institutionnelle du modèle politique, mais surtout à ses capacités adliennes, ses compétences à gérer les intérêts de la Nation (Umma) et à protéger les gouvernés du despotique des gouvernants. La culture arabe tout genre confondu (littérature, mythes, légendes et historiographie, satires) a marqué l’imaginaire par ses apports esthétiques et idéologiques concentrés sur le bonne gouvernance devenue, devenue face aux despotismes, et devant l’hégémonisme assabien un mythe inaccessible. Et toutes les frustrations de la conscience proviennent de la perversion de la norme politique, posant le statut de la légitimité du pouvoir dans le monde arabe qui n’est pas seulement d’ordre méthodologique, mais particulièrement d’ordre culturel.

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