Comment devenir cette Turquie conquérante, d’où Erdogan saluait son peuple dimanche soir, plutôt que la Syrie éteinte où Bachar Al Assad tuait le sien à la même heure ? En commençant par le commencement. Ça ne s’invente pas, comme aime à dire notre ami et néanmoins émérite avocat, Miloud Brahimi, partisan du «modèle turc», non ça ne s’invente pas : le modèle turc débuta en 1876 par la destitution de… Sultan Abdelaziz !
Comme son nom pourrait ne pas le suggérer, Sultan Abdelaziz était un monarque conservateur qui rêvait d’un sultanat absolu et qui s’opposait aux aspirations des intellectuels. Sans ce remplacement de ce sultanat absolu par une monarchie constitutionnelle, jamais la première Constitution ottomane, celle de 1876, n’aurait vu le jour.
Le modèle turc a, ainsi, été bâti sur un terrain épuré, débarrassé des appétits démesurés des autocrates, indemne des compromissions. Tout au long du vingtième siècle, il a fallu sans cesse nettoyer la place pour les constitutions modernes qui enfantèrent le nouvel Etat turc, arrachées péniblement aux cupidités des monarques, depuis le sultan Abdelaziz, puis la révolution des Jeunes Turcs de 1908 qui dut rétablir la monarchie constitutionnelle, jusqu’à ce que Mustapha Kemal fonda le nouvel Etat-nation en 1924 ! Ce rappel vaut leçon pour ceux qui, parmi les fidèles du président Bouteflika, ont cru pouvoir concilier la rigueur de l’histoire et les faveurs de la cour. Je pense notamment à Farouk Ksentini, qui sait de quoi il parle et, surtout, de quoi il ne parle pas, ainsi qu’à Mme Zohra Drif-Bitat qui a l’avantage sur son confrère, de cumuler les honneurs du passé et les ambiguïtés du présent. Nos deux ténors du barreau, auteurs d’un boiteux compromis entre la mauvaise politique et la bonne conscience, suggèrent certes de «consacrer l’armée algérienne comme garante de la Constitution à la façon dont elle agit en Turquie», mais en octroyant à l’actuel chef de l’Etat un rôle majeur dans la transition vers la démocratie ! On doit, à la vérité, souligner que Mme Drif-Bitat avait poussé l’audace jusqu’à effleurer le problème de fond. La sénatrice avait certes su émouvoir moins par la sincérité de ses propos que par l’énormité de ses désaveux. Mais en clamant qu’«il faut dissoudre l’Etat hérité de l’indépendance qui a échoué», elle a failli nous impressionner à défaut de nous convaincre. En proclamant qu’«il faut inventer un autre Etat à la place, un Etat moderne et démocratique », elle avait même redonné de l’intérêt au Club Bensalah, performance éminemment remarquable, s’agissant d’une structure qui tient du confessionnal et de la salle d’interrogatoire. Mme Bitat donnait l’impression de signifier à tous qu’il nous faut retourner à 1962 ! Aux militaires, elle semblait rappeler une responsabilité historique : l’armée ne peut prétendre rentrer dans les casernes sans avoir, au préalable, rétabli le peuple dans son droit, lui restituer l’Etat algérien qu’on lui a confisqué. On ne protège pas une maison sans l’avoir débarrassée des indus occupants qui la squattent, ces clans qui ont court-circuité le propriétaire légitime, le GPRA, et dont Abdelaziz Bouteflika est l’un des derniers représentants. C’est alors que Mme Zohra Drif renoue avec les ambiguïtés du présent. En conclusion de son pathétique appel, elle suggère que c’est l’indu occupant luimême qui va conduire le processus de restitution des clés. «Je propose que le président de la République procède à la dissolution du Parlement actuel et à la désignation d'un gouvernement de transition chargé de gérer les affaires courantes et de préparer et d'organiser les futures élections de l'Assemblée constituante, puis celles d'un Parlement.» C’est dire que c’est plutôt mal parti pour le «modèle turc». C’est que l’épisode Sultan Abdelaziz nous révèle la profondeur historique du modèle turc. Il est aussi ancien, aussi exigeant, aussi complexe que la technologie du métro. En cette année 1876 où l’armée turque déposait le sultan Abdelaziz, Londres et New York venaient à peine d’expérimenter les premières lignes de ce qui sera plus tard le métro, un réseau de chemin de fer à vapeur qui reliait quelques quartiers de la ville. Paris, capitale coloniale, en était, elle, encore aux études techniques. Un siècle et demi plus tard, les euphoriques Algériens que nous sommes, croyons pourtant pouvoir acquérir les deux, le métro et le modèle turc, d’un seul trait de plume. Il suffit, pensons-nous, de confier le premier, qu’on reconnaît au-dessus de nos capacités, à Alstom, et le second, qu’on considère «imitable», à l’armée. Ne te tourmente pas, fils, vous connaîtrez le métro avant le modèle turc, m’aurait dit mon père qui irait sur ses cent ans, croyant ainsi me consoler, moi qui attends le métro d’Alger depuis l’époque de Lalmas. Et, crois-moi, aurait-il poursuivi, en se lissant la moustache, crois-moi, fils, c’est plus profitable pour vos jambes. Le métro, tu peux l’acheter ; l’Etat de droit, il faut le construire… En allumant la télévision, il lâcha à voix basse cette formule assassine : «… Déjà que vous ne savez déjà plus ce que cela veut dire, vraiment, un Etat de droit… » C’est bien vrai ça : nos hommes de loi ne savent plus si l’Etat de droit consiste à protéger la maison des voleurs ou protéger les voleurs qui sont dans la maison. Tout ça est venu de ce que, dans Alger de 2011, les avocats disent la politique et les politiques le droit. A trop écouter les hommes de loi expliquer la politique et les hommes du pouvoir s’étaler sur le droit, on avait fini par regagner nos anciennes illusions et par perdre nos dernières notions de droit, les quelques rudiments de stratégie politique et un peu de notre bon sens. Ainsi, quand l’avocat patriarche, Ali Yahia Abdennour, avait suggéré à l’armée de ne plus attendre et de déloger l’indu occupant, au besoin pour «cause de maladie», on avait entendu des voix s’élever parmi celles les plus respectables du barreau, dont celle d’un avocat qu’on avait perdu de vue, et qu’on entendit pester contre ceux qui veulent «agir contre la légalité !», arguant qu’on ne saurait à la fois se dire légaliste, revendiquer la démocratie et appeler en même temps à un putsch ! Du coup, on devint encore plus ignorant. Depuis ce jour-là, l’on se mit à considérer l’Etat de droit sous un jour nouveau. Sous l’Etat de droit on pouvait impunément occuper la maison des autres et être protégé par la légalité du putsch de 1962 dont se réclame toujours Bouteflika, celle-là qui a abouti à à l’hégémonie, aux privations de liberté. La légalité de 2009 qui a institué le pouvoir à vie. Du coup, même la destitution de Ben Ali et de Moubarak (menée avec l’appui de l’armée, rappelons-le) devenait condamnable, ces deux dictateurs ayant été des «présidents» «élus» d’une «république» souveraine ! «C’est parce qu’on est légaliste qu’on revendique le retour à une vraie légalité !», nous dicte le modèle turc. Voilà qui nous conduit à la question-clé du référent démocratique intouchable : à quel moment franchit-on la ligne rouge ? Parce qu’enfin, avant d’ériger l’armée en «protectrice» encore faut-il qu’il y ait quelque chose à protéger, un Etat de droit ou qui s’en rapproche… En Turquie, l'armée se pose en garante des trois grands principes du kémalisme : républicanisme, le laïcisme et le nationalisme, principes constitutionnels fondamentaux, rigides et intangibles, dont l'armée, protectrice de la Constitution, se porte garante. Le plus important de ces principes, celui qui est à la base de tous les autres, étant le laïcisme, sans lequel «l'existence même de la République turque sera mise en péril et la société turque moderne de nouveau plongée dans l'obscurité médiévale», selon le général de corps d'armée Sinan Bilge. Et en Algérie, ce serait quoi ? Notre ami Miloud parle d’un «socle démocratique» à protéger. Le général Nezzar, lui, jaloux de son statut de général le plus bavard de la grande muette, entreprit de faire une déclaration publique pour parler de toutes ces choses irréelles, «d’un engagement solennel du président de la République», de toutes ces choses dont il sait qu’elles ne verront jamais le jour sous Bouteflika, la «révision constitutionnelle consacrant l’Algérie comme État de droit», la pérennité du caractère républicain et démocratique de l’État», «l’organisation de l’alternance au pouvoir », le «respect de la liberté d’expression et des libertés publiques», «le droit de manifester pacifiquement doit être effectif y compris à Alger»… A supposer qu’il donne au terme «démocratique» l’entendement commun, qui va construire ce «socle démocratique» ? Quand ? Sous quel rapport de force ? Sous Bouteflika ? Oui, répond Zohra Drif qui suggère, dans la période transitoire, que le chef de l'Etat procède à la désignation d'une commission d'experts chargés d'élaborer une nouvelle loi électorale, une nouvelle loi sur les partis, la loi sur la participation de la femme aux assemblées élues, «légifère par ordonnance jusqu'à l'élection du prochain Parlement» et procède à «l'organisation de l'élection d'une Assemblée constituante avant le 1er novembre 2011».Nous y voilà ! Un avocat, Mostefa Bouchachi, vient pourtant d’éprouver ce qu’il en coûte aux crédules de prêter à Bouteflika la grandeur d’âme de vouloir «quitter le pouvoir en 2012.» Le chef de l’Etat avait fait croire à Louisa Hanoune qu’il était disposé à installer une Assemblée constituante, à tout bouleverser, à être Mirabeau, Barnave, Cazalès et même l'abbé Maury, pourvu qu'il reste un peu Louis XVI et plus du tout «Bouteflika l’indésirable», «Bouteflika dégage !» Oui, laissait- il entendre, il laissera les représentants du peuple décider de l'avenir, il abolira les privilèges féodaux, il réhabilitera le tiers Etat, il supprimera tous les titres de noblesse, pourvu qu'il demeure roi. Le temps que se taise le vacarme d’une révolution qui a déjà emporté trois dictateurs arabes. Le temps de casser la CNCD. Il ne veut pas de «réformes démocratiques», mais d’un Etat hégémonique où il serait le seul maître. Il ne veut pas d’alternance, il veut le pouvoir absolu et éternel. La politique est un art de la dissimulation au nom de l'efficacité. Et l’efficacité, ici, c’est s’assurer de sa propre succession pour 2014 ! Mais il nous reste le proverbe turc : «Ne cherche pas à abaisser le malheureux ; un jour vient où Dieu le relève.»
M. B
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