L’historien Benjamin Stora, en dialogue avec Edwy Plenel, démontre que les soulèvements populaires arabes étaient à prévoir depuis des années. Un livre clé pour comprendre le “printemps arabe”.
“Il n’y a d’histoire que du présent”, écrivait Lucien Febvre, fondateur de l’école des Annales. Sous son égide, l’historien Benjamin Stora, spécialiste du Maghreb, livre avec le journaliste Edwy Plenel un diagnostic à chaud des révolutions en cours dans le monde arabe.
Quelques mois après les premiers soulèvements populaires à Sidi Bouzid, à Tunis et sur la place Tahrir au Caire, comment saisir la force et la rapidité d’un tel événement, que l’on rapproche de la Révolution française de 1789 et de la chute du mur de Berlin en 1989 ? Comment un système autocratique ancien, né avec le nationalisme arabe, a-t-il pu s’effondrer aussi vite ? Comment un mouvement populaire aspirant à l’égalité des droits a-t-il pu imposer son agenda et sa propre dynamique, sans avant-garde et sans leaders reconnus ? Par-delà l’absence d’un recul analytique suffisant, ce dialogue dense entre deux observateurs attachés à cette région (ils y ont vécu dans leur jeunesse) soulève tous les enjeux de ces révolutions.
Baisse de la fécondité, abstention massive…
Frappés l’un et l’autre par le côté éruptif de l’évènement, Stora et Plenel tentent de dépasser le moment d’aphasie pour ébaucher des hypothèses et identifier des repères à ce basculement soudain. Si, comme le rappelle Plenel, “nous sommes en présence d’un évènement pur, improbable et imprévisible, par opposition à une actualité attendue et répétitive, maîtrisable et discernable”, cette conversation accumule les indices qui annonçaient le séisme sans pouvoir “prévoir le moment exact”.
Loin des clichés fixés dans les consciences occidentales depuis des décennies (le péril islamiste…), les auteurs éclairent les dynamiques de modernisation sociale et politique à l’oeuvre depuis longtemps dans le monde arabe et insistent sur des facteurs sociologiques décisifs : la baisse de la fécondité, le mécontentement social, l’abstention massive lors d’élections, l’accroissement des élites citadines, la scolarisation massive… Au-delà du rôle essentiel des nouvelles sources d’information (Facebook, Twitter, mais aussi Al-Jazeera), il y a “la longue durée des sociétés”.
La crise du regard français sur l’islam
La transition profonde vers la modernité, à travers les pratiques familiales, la place de l’individu ou le rôle de la jeunesse, fut le signe d’un rapport nouveau au monde. Tout le contraire de ce que les dirigeants occidentaux, notamment français, proféraient, confinés dans leur aveuglement et leurs préjugés. D’où le déphasage de nos élites politiques, y compris à gauche, dont les auteurs soulignent l’incompréhensible manque d’empathie avec les soulèvements.
Or “ces révolutions sont aussi les nôtres”, écrivent Stora et Plenel, comme pour mieux mettre les responsables hexagonaux face à l’impensé de l’héritage colonial, mais aussi à l’affaiblissement de l’orientalisme dans les études universitaires en France. Les révolutions arabes confirment la “crise du regard français” sur l’islam, “comme si le monde arabe nous était devenu extérieur ces trente dernières années”.
Si ces révolutions sont aussi les nôtres, c’est qu’elles obligent à reconfigurer notre regard sur les aspirations des peuples arabes, pour qui le triomphe des libertés démocratiques n’est plus un désir étouffé mais un horizon historique enfin à portée de main.
Jean-Marie Durand pour lesinrocks.com
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