''Au moment où nous nous parlons elles ( les frontières) demeurent fermées… à l’exception de tout ce qui passe par ladite “route de l’unité” (ndlr: contrebande), comme l’appellent malicieusement les frontaliers des deux bords. L’ouverture des frontières profite à tout le monde, leur fermeture profite aux mafias et aux trafiquants… En 1990, des accords internationaux de libre circulation des biens et des personnes ont été signés solennellement entre les Etats de l’UMA. Suite à l’attentat contre l’hôtel Asni à Marrakech, en 1994, Driss Basri, ministre de l’Intérieur marocain à l’époque, a rétabli les visas parce pour le motif que la présence parmi les assaillants de l’hôtel d’un Franco-Algérien suggérerait la suspicion d’une “main algérienne”. Qu’une telle suspicion fût fondée ou non, cela importe peu, la décision de Driss Basri était une décision unilatérale, donc une violation marocaine d’accords internationaux. La réponse algérienne, à savoir la fermeture pure et simple des frontières fut une deuxième violation. Bien sûr que la réouverture des frontières est souhaitable'' .
Dans un entretien à un hebdomadaire marocain, Sid Ahmed Ghozali a abordé les questions qui empoisonnent les relations entre les deux pays voisins.
L'ancien chef du gouvernement a évoqué par ailleurs l'absence de confiance entre gouvernement et gouvernés. Extraits. Maroc Hebdo International: Pensez-vous que le Maroc et l’Algérie échapperont aux révoltes qui secouent le monde arabe?Sid Ahmed Ghozali: Une observation préalable: la situation n’est pas la même d’un pays à l’autre.
La tentation est pourtant forte de vous répondre non, quand on voit comment les deux peuples ont réagi à ce qui s’est passé en Tunisie et en Egypte. Il est frappant que les Algériens, comme les Marocains, aient suivi les événements dans ces deux pays comme s’ils étaient directement concernés, voire comme si cela se passait chez eux. Nous avons tous vibré avec les Tunisiens, les Egyptiens ou encore les Yéménites. Il y avait dans notre attitude de la passion, sinon plus. Il est difficile de se hasarder à des extrapolations, en particulier à annoncer une prochaine extension de ce qu’on a appelé révolution arabe. Plus sûrement, par contre, on peut d’ores et déjà constater que dans nos deux pays, comme dans les autres pays arabes, il y a un problème sérieux dans la relation entre les gouvernants et les gouvernés.Vous avez dit que les situations au Maroc et en Algérie sont différentes. A quel niveau?
Sid Ahmed Ghozali: Certes, dans les deux pays, il y a pratiquement le même type de sujets de mécontentement des populations, le chômage, la corruption, les passe droits et autres formes de mal-vie; en Algérie, plus de désenchantement vis-à-vis du politique, voire de la chose publique en général, plus de résignation en matière civique. Mais, qu’on le veuille ou non, au Maroc, depuis voilà une décennie, il y a une volonté affichée des plus hautes autorités de l’Etat pour lancer et mener à bien des grands chantiers de réformes institutionnelles et des plans de développement social. Il est possible que ces réformes ne soient pas menées avec la vitesse qu’il faut au gré de certaines catégories sociales et/ou que ces pas qui sont tentés vers la modernité institutionnelle n’embrassent pas tous les domaines qu’il faut, mais j’observe pour ma part une dynamique et un débat qui contrastent nettement avec la stagnation qui prévaut en Algérie, où le pouvoir politique a clairement fait montre depuis deux décennies d’une rigidité obstinée et continue à verrouiller à mort la vie politique et sociale du pays.
Cela veut dire quoi, cette notion de rigidité ?
Sid Ahmed Ghozali : Cela veut dire une trop forte crispation sur les questions de pouvoir, que l’on s’agrippe mordicus à ses seuls repères, au détriment de l’attention qu’on est censé réserver aux préoccupations des gens. Cela veut dire, notamment, une énorme difficulté à entrer enfin dans l’Etat de droit. Certes on a changé la Constitution en deux temps et en profondeur, une Constitution, celle de février 89, qui instaure le pluralisme politique, garantit les libertés publiques et les droits civiques, redonne au ses prérogatives naturelles; dissocie la fonction du chef de l’Etat de celle du chef du gouvernement, devenu responsable auprès du Parlement, etc. Un nombre considérable de lois et de décrets ont été votés ou signés à la suite de la nouvelle Constitution. Seulement, ce dispositif législatif et le discours politique, prétendument réformateurs, ne furent guère projetés sur le terrain. Au point que, plus de vingt ans après, la population se rend à l’évidence que rien n’a encore changé. Au point que, face aux menaces croissantes de déstabilisation, le régime propose de nouveaux changements des lois, y compris la Loi fondamentale comme remède … alors que lesdits problèmes sont précisément la conséquence directe de l’inobservance de ces mêmes lois par le pouvoir qui les a faites!
Croyez-vous que les manifestations en Algérie peuvent prendre une nouvelle tournure?
Sid Ahmed Ghozali: Depuis dix ans, les émeutes en Algérie ne se comptent plus ou, comme ont tenté de le faire des médias algériens, se comptent en milliers. Il faut bien se garder de confondre émeutes et soulèvement populaire contre un système politique dont on ne veut plus. Celui-ci relève de la capacité d’indignation de la population. Surtout face à un régime qui fait mine de ne pas entendre les signaux que la société civile émet en sa direction.En Algérie, la situation n’est guère rassurante. En annonçant une réforme constitutionnelle, le gouvernement algérien n’ignore pas que c’est tout simplement un faux semblant, un subterfuge éculé et/ou une fuite en avant. On fera, au mieux, un changement cosmétique pour calmer les tentations de soulèvement.
Pour vous, y a-t-il une exception algérienne ou marocaine?
Sid Ahmed Ghozali: Il vaut mieux parler de spécificités. La notion d’exception mériterait plus de circonspection. Si vous voulez mon avis, elle me paraît relever plus d’un slogan creux que l’on sort ici et là de temps à autre pour édulcorer les analyses de situation. Il n’y a pas plus de trois trimestres, ce qui était en vogue c’était “l’exception tunisienne”, les Européens parlaient même de “premier de la classe” à propos de la Tunisie. En fait, les problèmes sociaux qui existent au Maroc, en Algérie, en Tunisie et en Egypte sont très similaires. Les moyens pour les résoudre, institutionnels ou financiers, diffèrent d’un pays à l’autre. Les peuples arabes ressentent les mêmes frustrations, pourquoi voulez-vous alors qu’il y ait une exception marocaine ou algérienne? La seule exception qui peut exister, c’est un gouvernement qui décide de lui-même d’ouvrir le champ politique et d’agir en matière économique et sociale pour le bien de son peuple…
On peut vous rétorquer que vous faites ces déclarations parce que vous n’êtes plus aux affaires…
Sid Ahmed Ghozali: On me dit cela assez souvent, à chaque fois que j’ouvre la bouche pour dire ce que le pouvoir ne veut pas entendre. Chacun est libre de dire ce qu’il veut. Mais on ne peut le dire sans passer obligatoirement par des contrevérités. En effet, regardez ma carrière dans le service public et vous verrez que, de 1965 à ce jour, ce n’est pas parce que je suis en dehors du poste que je fais des déclarations susceptibles de déplaire, mais bel et bien le contraire. A titre d’exemple, j’avais dit, quand le FIS (Front islamique du salut) a gagné les élections, que le peuple a rejeté le système. On n’a pas voulu m’entendre ni saisir la signification de ce vote-sanction. Ce discours de réformes, je l’ai toujours tenu.
Dans mon discours d’investiture en tant que chef du gouvernement, en 1991, j’avais dit devant l’Assemblée nationale que mon gouvernement ne jouit pas de légitimité populaire, pas plus que l’Assemblée nationale populaire qui devait m’investir. J’ai alors suggéré à ce que l’on travaille ensemble pour préparer le terrain afin de passer à un véritable régime démocratique où les élus tirent leur légitimité du peuple. Rien n’a été fait. Et, quand le président Mohamed Boudiaf a été assassiné, j’ai présenté ma démission, le 8 juillet 1992, après un an d’exercice. Personne ne me l’a demandé, mais, comme je l’écrivais dans ma lettre, je voulais marquer ma désapprobation vis-à-vis de la façon dont le pouvoir est tenu en Algérie.
Justement, dans votre lettre de démission, vous rendez un bel hommage à M. Boudiaf, le qualifiant de martyr…
Sid Ahmed Ghozali: Mohamed Boudiaf a été assassiné le 29 juin 1992. En regagnant son pays, cinq mois auparavant et après trente années d’exil, il est venu au secours d’une Algérie qui était en dérive par le fait d’un processus de dégradation continue qui avait commencé au lendemain de la disparition de Houari Boumediène. L’homme est revenu à la maison avec pour seul bagage rien ni personne d’autre que le prestige de l’éminent “historique” de la lutte de libération; que l’autorité de celui qui fut le fondateur de l’ALN; et une rigueur d’esprit qui avait gardé toute sa fraîcheur à travers le temps.
Y a-t-il une issue, une sortie de crise prévisible?
Sid Ahmed Ghozali: Il n’y a pas de secret: pour que le discours politique passe, il faut qu’il soit crédible; aucun projet politique, économique ou socioculturel ne peut espérer aboutir à ses fins si la population ne s’y sent pas impliquée. En fait, dans ce pays, l’Algérie, où on ne cesse depuis onze années de décliner à tous les modes le concept de réconciliation nationale, on finit par occulter le véritable besoin en cette matière, c’est-à-dire la réconciliation des Algériens non point avec eux-mêmes mais avec leurs gouvernants. Et ceci passe, obligatoirement, par la conversion d’un pouvoir devenu détestable à force de tourner le dos aux vrais besoins de la nation, à force de tourner en boucle sur lui-même, en un pouvoir politique serviteur du peuple.
Croyez-vous que l’ouverture des frontières entre le Maroc et l’Algérie est plausible?
Sid Ahmed Ghozali: Vous savez, c’est un anachronisme qui prête autant à sourire qu’à affliction. C’est un cas unique en son genre. L’espace aérien et maritime est ouvert mais pas les frontières terrestres. C’est à n’y rien comprendre. Au moment où nous nous parlons elles demeurent fermées… à l’exception de tout ce qui passe par ladite “route de l’unité” (ndlr: contrebande), comme l’appellent malicieusement les frontaliers des deux bords. L’ouverture des frontières profite à tout le monde, leur fermeture profite aux mafias et aux trafiquants… En 1990, des accords internationaux de libre circulation des biens et des personnes ont été signés solennellement entre les Etats de l’UMA. Suite à l’attentat contre l’hôtel Asni à Marrakech, en 1994, Driss Basri, ministre de l’Intérieur marocain à l’époque, a rétabli les visas parce pour le motif que la présence parmi les assaillants de l’hôtel d’un Franco-Algérien suggérerait la suspicion d’une “main algérienne”. Qu’une telle suspicion fût fondée ou non, cela importe peu, la décision de Driss Basri était une décision unilatérale, donc une violation marocaine d’accords internationaux. La réponse algérienne, à savoir la fermeture pure et simple des frontières fut une deuxième violation. Bien sûr que la réouverture des frontières est souhaitable. Mais de là à croire qu’elle va résoudre nos problèmes, c’est une manière de prendre ses désirs pour une réalité. Il faut donc arrêter de confondre les causes et les effets, de regarder comme une cause ce qui est en réalité un effet. Ainsi en est-il des frontières comme que de la question sahraouie, à laquelle la pensée dominante dans tout le Maghreb impute, indûment à mon sens, le blocage de la construction du Maghreb.
Vous ne pouvez pas nier cela…
Sid Ahmed Ghozali: Il ne s’agit pas de récuser ou nier l’existence ni l’importance d’un problème tel que celui-là, ni de fermer les yeux sur la place de fait qu’il occupe dans nos relations. Ce que je réfute avec une forte conviction, c’est la propension dominante à lui imputer tous les dysfonctionnements qui empêchent à la fois le développement des relations bilatérales entre nos Etats et nos peuples et qui affectent tout autant un développement effectif du processus maghrébin. Je m’explique. Ce que je réfute, ce sont les deux prémisses suivantes: Un, l’UMA est bloquée parce que cela va mal entre l’Algérie et le Maroc. Deux, ça va mal entre l’Algérie et le Maroc à cause de la question du Sahara. Je vais considérer une à une ces deux prémisses pour dire pourquoi que je les regarde comme deux sophismes caractérisés. Pour ce qui est de l’UMA, d’abord, elle est un processus fédératif dont la faisabilité repose donc sur la double condition de la volonté des peuples et des dirigeants ainsi que, et en même temps, sur la confiance mutuelle entre ces mêmes acteurs. La première condition est-elle remplie? A mon avis oui, et depuis toujours. Mais la suite a prouvé que c’est nécessaire mais pas suffisant. La deuxième est elle remplie? A mon avis non et c’est là que se situe le nœud du problème. Comment imaginer qu’un peuple donné s’insère dans un cercle vertueux de confiance mutuelle transfrontière quand il a des raisons sérieuses de se trouver en délicatesse avec son environnement institutionnel propre, à l’intérieur de ses propres frontières? Entre le Maroc et l’Algérie, il faut une confiance mutuelle avant toute autre chose. En fait, le Sahara est un faux problème dans les relations entre les deux pays.
Mais comment arriver à cette confiance mutuelle?
Sid Ahmed Ghozali: Parmi les mesures de confiance, les excuses que le Maroc doit présenter aux Algériens dont les biens ont été marocanisés en 1973 et celles que l’Algérie doit présenter aux Marocains chassés de l’Algérie en 1975…. Tout cela ne peut se faire si nos deux Etats ne respectent pas la notion de la primauté du droit sur les sentiments et sautes d’humeur…Après, il ne faut pas oublier qu’il y a des lobbies au Maroc et en Algérie qui ne veulent pas de règlement des problèmes entre les deux pays. Quant à la deuxième des prémisses, à savoir que la question du Sahara est à l’origine des problèmes algéro-marocains, vous trouverez dans notre histoire commune des précédents multiformes -négatifs ou positifs- qui invalident totalement une telle assertion. À titre d’exemple, le soutien massif et définitivement ancré dans notre mémoire collective, que le Maroc, peuple et dirigeants confondus, a accordé à la révolution algérienne, a précédé de loin la question sahraouie, la guerre de 1963 aux frontières aussi, les accords d’Ifrane de 1972 aussi. La question sahraouie n’a pas empêché la reprise des relations diplomatiques en 88, ni la qualité des relations bilatérales durant la période Chadli Hassan II, pas plus qu’elle n’a été à l’origine de l’ambiguïté marocaine des années 90, vis-à-vis du voisin frère en butte à la tragique problématique terroriste.
Pensez-vous que l’Algérie serait pour une solution rapide du conflit au Sahara?
Sid Ahmed Ghozali: Je le souhaite. Aucun gouvernement raisonnable ne saurait se satisfaire de la persistance de ce conflit dans son voisinage. Surtout que pour nos deux pays le voisinage détermine notre destin commun. Sur cette question du Sahara, la malchance a également joué et fait perdurer le problème. En 1978, il y avait une rencontre préparée minutieusement entre Hassan II et Houari Boumediène, deux grands hommes d’Etat qui se respectaient mutuellement. C’est le roi Baudouin de Belgique qui m’avait confié, alors qu’il me recevait au Palais royal du temps de ma mission à Bruxelles, qu’il avait tout arrangé pour une rencontre décidée entre Houari Boumediène et Hassan II pour l’automne de 1978. La disparition du premier lui laissa un grand regret. Sachant que les deux hommes n’étaient pas du genre à se déplacer dans une capitale européenne pour le seul objectif de prendre un thé ensemble, depuis l’information que m’avait confiée feu Baudouin, je me suis senti autorisé à croire que déjà en 1978 nous étions passés tout près d’une imminente normalisation des rapports algéro-marocains.
Peut-on craindre une guerre entre le Maroc et l’Algérie?
Sid Ahmed Ghozali: Dans l’absolu, un régime dictatorial comme celui en Algérie est toujours prêt à faire la guerre à ses voisins pour éviter de se concentrer sur la recherche des solutions aux problèmes internes. Mais par les temps qui courent, la guerre n’est plus l’affaire uniquement des deux belligérants. Il faut qu’elle soit avalisée au préalable par les grandes puissances. L’Algérie, tout comme le Maroc, ne peut décider donc seule du déclenchement de la guerre. Dans le contexte actuel, même si c’est peu probable, on ne peut pas exclure une guerre entre les deux pays. Et tant que les Etats Unis et ses alliés occidentaux veulent faire perdurer le foyer de tension au Sahara, il faut s’attendre à tout.
In Maroc hebdo international du 3 au 9 juin.
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