Voilà dix ans que les islamo-conservateurs de l’AKP sont au pouvoir en Turquie. Unique, l’expérience fascine une partie du monde musulman et intrigue, voire inquiète, certains pays occidentaux.
3novembre 2002: le parti de la Justice et du développement (AKP) remporte les élections législatives. A l’époque, la large victoire de ce parti issu de l’islam politique, dans un pays laïque sous tutelle militaire, est un choc (tous les partis islamistes précédents ont été successivement interdits).
Pourtant, l’AKP va se maintenir au pouvoir, apprenant et intériorisant les règles du jeu électoral. Et il remporte haut la main les élections suivantes (2007 et 2011).
1.L’AKP se définit comme un «parti islamiste»
FAUX. L’AKP récuse toute autoqualification ayant un lien quelconque avec l’islam. Il ne se définit pas comme islamiste, ni islamique, ni même musulman-démocrate. On ne trouve dans son programme aucune référence directe à l’islam.
L’AKP se présente comme un parti «conservateur démocrate» et se réclame de valeurs conservatrices. En pratique, cela lui permet d’appeler à la protection du style de vie islamique sous la rubrique des libertés démocratiques. En particulier, sa politique familiale repose sur des valeurs morales et traditionnelles. Et si l’AKP ne fait aucune référence à la charia, certains discours de politique étrangère contiennent des références religieuses et/ou très nettes à la solidarité musulmane. «A la question de savoir si l’AKP poursuit en sourdine un “agenda caché” islamiste, on est en droit de se demander si sa cohérence idéologique n’est pas souvent surestimée», suggère Elise Massicard.
2.L'AKP est un parti homogène, mené de main de maître par Erdogan
FAUX. Tant en ce qui concerne son électorat que ses élus, l’AKP est un «parti attrape-tout». «Ses actions ne montrent pas toujours une cohérence d’ensemble, ce que l’on peut rapporter à son caractère composite, mais aussi à son pragmatisme», selon Elise Massicard.Dès le début, ce parti de masse a attiré de nombreux transfuges, représentant différents courants les uns libéraux, les autres conservateurs, les derniers nationalistes. Jusqu’à présent, le parti est arrivé à gérer cette diversité interne.
Cependant, les germes de tensions existent. Ainsi, sur la question kurde, le parti est divisé entre ceux qui favorisent une solution politique et les adeptes d’une solution militaire. Des divergences existent également entre les partisans du président de la République de Turquie, Abdullah Gül, et ceux du Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, notamment à l’approche de la prochaine échéance présidentielle, en 2014.
3.L’AKP a beaucoup de succès chez les femmes
VRAI. Les femmes sont nombreuses à soutenir l’AKP, comme elles l’étaient à soutenir les précédents partis islamistes. Parmi les 45 députées de l’AKP, et la seule femme ministre, aucune n’est voilée. «Mais les femmes sont proportionnellement moins nombreuses dans le gouvernement et dans les instances dirigeantes que dans le parti lui-même», précise Elise Massicard.En revanche, depuis l’arrivée de l’AKP, le travail des femmes a considérablement diminué (124e place sur 135 selon WEF Gender Gap Index), et on a pu entendre certains responsables du parti prendre des positions très conservatrices touchant à la condition féminine: le Premier ministre Recip Tayyip Erdogan a encouragé les femmes à avoir au moins trois enfants, et a promis l’interdiction de l’avortement au printemps dernier avant de reculer.
4.L’AKP connaît une dérive autoritaire
VRAI. Après une phase marquée par des réformes libérales, qui coïncide avec la volonté d’intégrer l’Union européenne, le gouvernement a durci sa politique dans un sens autoritaire et nationaliste: dans son combat contre ses deux principaux adversaires, l’establishment militaire et l’autonomisme kurde, les armes utilisées sont de plus en plus policières et autoritaires, peu compatibles avec l’attachement aux valeurs démocratiques et libérales toujours invoqué (abus de la détention préventive, harcèlement des journalistes, absence d’acte d’accusations, augmentation du nombre de personnes visées, etc).«Cela correspond aussi au moment où l’AKP maîtrise pratiquement toutes les institutions; il n’y a plus de contrepoids institutionnels comme il y en avait jusqu’en 2007 au niveau de la présidence de la République, et jusqu’en 2010 dans le système judiciaire», remarque Elise Massicard.
5.L'AKP veut supprimer la laïcité
FAUX. Si la laïcité est un principe constitutionnel intangible, la laïcité turque c’est le contrôle de la religion par l’Etat –et non la séparation de l’Eglise et de l’Etat (France). Et l’AKP n’a jamais évoqué l’idée de la supprimer; il veut en revanche redéfinir la laïcité dans un sens plus libéral, c'est-à-dire instaurer plus de libertés dans la pratique religieuse laquelle est étroitement surveillée par l’Etat. Mais le parti n’a pas remis en cause le fait qu’en Turquie, il y ait un islam officiel (hanefi, sunnite) qui ne représente pas la diversité des «islams turcs» (parmi lesquels celui de millions d’Alévis).Cependant, même s’il a renoncé à certaines réformes phares (telle que l’abolition de l’interdiction du port du voile dans les universités), le gouvernement AKP a mis en place certaines mesures à connotation religieuse (tendance à faire des Imam Hatip, originairement écoles de formation des imams prédicateurs, des collèges religieux ouverts à tous; difficulté accrue d’obtenir des licences de distribution d’alcool; enseignement du créationnisme, etc).
«Au-delà des réformes, il y a une tolérance accrue pour certains comportements qui ne sont plus sanctionnés: femmes voilées dans les administrations publiques, les bureaux de vote ou dans les universités par exemple», énumère Elise Massicard. Autrement dit pas de réformes radicales rompant avec la laïcité toujours officielle, mais une inflexion de plus en plus nette de la vie sociale sous l’emprise des normes religieuses.
6.L'AKP est antisémite
FAUX. Les partis islamistes dont l’AKP est issu étaient clairement antisémites (ainsi qu’anti-chrétiens, anti-occidentalistes, anti-capitalistes et anti-matérialistes). L’AKP a procédé à un aggiornamento et épuré son discours de tous les éléments dénonçant les non-musulmans.Lors des élections de 2007, l’AKP a été soutenu par des groupes non musulmans (juifs, arméniens). Mais une partie de son électorat est resté antisémite. Les relations avec Israël qui était un partenaire privilégié se sont dégradées. La dénonciation de la politique de l’Etat hébreu et le soutien à la cause palestinienne permettent à l’AKP de ratisser très large et constitue l’un des thèmes les plus consensuels en Turquie; beaucoup d’opposants à l’AKP partagent ces critiques qui peuvent parfois tourner à l’antisémitisme. L’AKP essaye de contenir (pour des raisons d’image) une tendance lourde de son électorat mais aussi de sa base, sans éviter que cela ne dérape parfois.
7.L'AKP a une politique économique ultralibérale
VRAI. L’AKP est arrivé au pouvoir avec un discours social mais il s’est, petit à petit, orienté vers des pratiques libérales, voire ultralibérales d’un point de vue économique. Exemple: sa politique de logement social. Selon Elise Massicard qui a étudié les interactions entre politiques publiques et initiatives privées en Turquie, «l’administration du logement collectif (HLM turques) n’aide plus vraiment les classes populaires à accéder à la propriété mais se consacre à monter des opérations immobilières lucratives essentiellement destinées aux classes moyennes voire fortunées».8.L’AKP chercher à exporter son modèle
VRAI et FAUX. Avec les soulèvements arabes, beaucoup de pays du Maghreb et du Machrek sont intéressés par l’expérience de l’AKP, parti issu d’une tradition islamiste, parvenu au pouvoir de manière démocratique et qui s’y est maintenu pendant dix ans, avec une croissance économique remarquable.Mais «l’expérience AKP» est étroitement liée à des spécificités de la Turquie (notamment une véritable alternance politique institutionnalisée), qui ne peuvent être reproductibles telles quelles ailleurs. L’AKP peut être une source d’inspiration mais pas un modèle quoiqu’à certaines occasions (visite d’Erdogan en Egypte en 2011; congrès du parti fin septembre 2012), il se présente comme un modèle. Un argument qui sert ses ambitions régionales.
Ariane Bonzon
Journaliste, spécialiste de politique étrangère. Elle a été en poste à Istanbul, Jérusalem et Johannesbourg. Vit et travaille actuellement entre la France et la Turquie. Dernier ouvrage paru: Dialogue sur le tabou arménien, d'Ahmet Insel et Michel Marian, entretien d'Ariane Bonzon, ed. Liana Levi, 2009.
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