Mohamed Benchicou |
maintenant qu’il est là, il faut en finir avec cette bande renégate qui l'avait enterré trop tôt, qui voulait changer de République, s'emparer du FLN, qui a même sorti Benflis du formol et conspiré à l'intérieur du RND pour le retour d'Ouyahia !
Ah, « La Famille »... Famiglia sacrée ! La voilà qui reprend des couleurs et qui règle ses comptes avec tous ceux qui ont voulu s'emparer du FLN, ceux qui ont conspiré à l'intérieur du RND, les bandes bouteflikistes au sein du FLN ou du RND se sont dressées comme un seul homme (c’est le cas de le dire) pour déclarer la guerre aux « traîtres ». Le groupe parlementaire du FLN (c’est ainsi que se nomment les bouteflikistes du FLN), dirigé par un certain Tahar Khaoua, rappelle que Bouteflika a droit à son quatrième mandat et que le futur leader du parti sera, en conséquence, bouteflikiste.
Mais rien de tout cela ne devait concerner le colonel F. Il n’était, dans la hiérarchie familiale féodalisée, qu’un boss de second rang, représentant Le Parrain à l’intérieur d’un territoire bien précis, celui de la presse. Son pouvoir était néanmoins assez puissant pour en faire un seigneur régnant sur le fief hétéroclite des médias. Chez lui, à Ben Aknoun, dans le ventre du DRS, l'on prenait le thé et les instructions, moyennant une éligibilité à une part du butin publicitaire. Gardien des lieux saints de la connivence et guichetier attitré de la prébende publicitaire, le colonel F. organisait discrètement, à l'intention d’une certaine presse, chez qui l'avidité tient lieu d'ambition, ces pèlerinages d'où l'on revenait toujours moins dévot mais toujours plus riche. Le colonel F. assurait protection et fortune aux dirigeants de la presse qui prêtait allégeance.
Il y avait entre lui et eux une sorte de rapport mafieux basé sur la trahison du métier et le partage de la prébende publicitaire. L'argent qui servait à rémunérer la servilité des uns, le silence des autres et la complicité de certains, cet argent, l'argent de l'Anep, tout le monde le savait, était un peu de l'argent sale, l'argent extorqué à des institutions publiques et à des entreprises d'État forcées de payer rubis sur ongle des placards publicitaires dans des canards boiteux que personne ne lit, un peu à la manière de Don Fanucci, le racketteur membre de « La Main noire », raconté par le film « Le Parrain », qui extorquait des paiements de protection aux commerçants du quartier.
C'est ce qu'on appelle le Pizzo dans le jargon mafieux, une somme d'argent extorqué aux entrepreneurs et aux commerçants en échange de la protection. La collecte du Pizzo a été à la base de l’édifice, l’affirmation par la contrainte et la violence d’une autorité mafieuse sur un territoire. Le Pizzo constitue une source de revenus inépuisable pour le système de corruption de la presse algérienne.
Pour avoir droit à sa part du butin, il fallait faire le dos rond, cracher sur le métier de journaliste, enfiler la tenue de soubrette et, pour certains, jouer à l'informateur. Certains rédacteurs en chef confiaient au colonel F. la rédaction de leurs éditoriaux. D'autres lui adressaient les articles sensibles pour « relecture ». Ces supplétifs du journalisme embrigadé sont connus de tous, et certains d'entre eux ne s'en cachent même pas. Mais c’est à ce prix que se paye la respectabilité de la famille auprès de l’opinion nationale et internationale.
Non, rien ne destinait le colonel F. à ouvrir ce feuilleton « Un été sicilien », été de la grande vendetta qui fait rage depuis le retour de convalescence du Grand Parrain, s’il n’en avait été lui-même une surprenante victime. Limogé, dit-on, par le Grand Parrain à partir de l'avion qui le ramenait à Alger. Chez eux, on dit qu’il est « déposé ». Il ne peut plus approcher un membre de La Famille ni encore moins compter sur son aide, lui qui fut irréprochable dans son travail au service de La Famille. Il a su se servir des journaux non seulement comme éléments de décor de sa démocratie de façade, mais aussi comme acteurs actifs d'une supercherie primordiale : assurer la représentation médiatique d’une réalité démocratique inexistante.
La mission du colonel F. se résumait à entretenir, auprès de l'opinion, l'image d'une factice respectabilité de « La Famille ». C'était là son métier, « réguler » le flux médiatique au service de la promotion d'un régime discrédité et il s'en acquittait avec adresse et discrétion, stimulant ce journalisme de connivence qui fait, aujourd'hui, la réputation des capitaines et des caporaux devenus éditeurs. Cette besogne s'accomplissait avec l'aval de la plus grande partie de la corporation, y compris celle qui « s'indigne » aujourd'hui des pratiques du colonel F.
Mais les temps ont changé. Il y a encore quelques semaines, prononcer son nom relevait du tabou. Depuis quatre jours, cependant, le colonel F. est traîné dans la boue. Bien de ses nouveaux procureurs ne sont autres que ses anciens courtisans. Ses anciens affidés au sein de la presse ont déjà changé de veste. Mais tel est le sort de tout « mauvais fils » désavoué par La Famille. Aujourd'hui, le colonel F. est mis d'office à la retraite. C'est la sentence pour avoir fâché le God Father, le Grand Parrain, hospitalisé à Paris. Car le limogeage du colonel F., contrairement à ce qui s'est écrit ici et là, semble moins être le résultat d'une enquête interne au DRS que l'effet de la colère présidentielle. Il est puni pour avoir brisé la loi de l'omerta.
La véritable raison à l'éviction du colonel F. porte un nom et un prénom : Aboud Hicham. Cet ancien capitaine des services, qui revendique l'amitié du colonel F. (qui, il est vrai, avait gardé le contact avec Aboud Hicham durant toute la période de l'exil de ce dernier, et dont on dit qu'il fut pour beaucoup dans la réinsertion de l'ancien capitaine), avait consacré deux pages de ses deux quotidiens, Mon Journal (en français) et Djaridati (en arabe) à la « détérioration » de l'état de santé du chef d'État décrit comme étant dans un « état comateux » citant « des sources médicales françaises et des proches de la Présidence algérienne ». C’était un désaveu frontal des thèses officielles de « La Famille » qui soutenaient mordicus que la maladie du Président était mineure et passagère.
Dans le langage codé des appareils algériens, la révélation des deux quotidiens s'apparentait à une déclaration de guerre. Ce fut ainsi, du moins, ce que La Famille l'a compris, surtout qu'Aboud Hicham clame publiquement son admiration pour le général major Bachir Tartag, chef de la sécurité intérieure et qu'on décrit comme opposé à un quatrième mandat pour le président Bouteflika. Le soir même, Saïd Bouteflika, le frère cadet, qui dînait à la Closerie des Lilas, est informé de la publication. Ordre est alors immédiatement donné de bloquer les deux journaux. De la Closerie des Lilas part une mesure conservatoire à l'encontre du directeur des deux journaux : Aboud Hicham est accusé par le parquet d'Alger d'« atteinte à la sécurité de l'État », ses déclarations sur la santé du Président ayant eu un « impact négatif direct sur l'opinion publique nationale et internationale ». Son passeport est confisqué. Quelle est la part de responsabilité du colonel F. dans cette affaire ? On ne le sait point. Mais pour La Famille, il a trahi.
La divulgation des deux journaux a, en effet, coûté cher : afin de démolir cet « impact négatif » et démentir les rumeurs, il fallut, dans l’urgence exhiber quelques images rassurantes du président de la République afin de gagner du temps, remplir le vide, jusqu’à la guérison ou tout au moins une amélioration qui permettrait de donner l’illusion que Abdelaziz Bouteflika est toujours à la tête du pays. Parce que le Grand Parrain est le protecteur de la famille. S’il venait à s’éteindre, qui la prémunirait de la prison, elle qui compte tant de fils racketteurs et de petits-fils délinquants ?
Mohamed Benchicou
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