jeudi 22 août 2013

C'est toujours l'Egypte de Moubarak

Les cadavres remplissent les rues du Caire, mais rien n’a changé. Le pouvoir ne se partage pas et ne se négocie pas.
Cet article a été publié mercredi 14 août 2013, avant l'annonce de la libération conditionnelle à venir d'Hosni Moubarak.

Hassan El Sawaf, un ami décédé, avait raison. Quand je lui ai parlé le soir du 11 février 2011, il était euphorique: après des années d’une lutte solitaire et personnelle pour renverser Hosni Moubarak, le dictateur avait tout à coup disparu. C’était le début d’une nouvelle ère. L’espoir d’une démocratie n’avait jamais été aussi vif.


La liberté a permis de découvrir Hassan sous un autre jour: déchargé du poids de l’Egypte, lui qui était souvent sérieux et parfois même sévère s’autorisait à rire. Pourtant, trente-six heures après la fuite de Moubarak à Charm el-Cheikh, l’humeur de mon ami avait déjà été obscurcie par la désillusion. Il envoya à une longue liste d’amis et de disciples une de ses nombreuses analyses, dans laquelle on pouvait entre autres

«Je crois qu’une énorme conspiration est en train d’être perpétrée contre le peuple d’Egypte... [Les Égyptiens] sont convaincus que le gouvernement intérimaire va vraiment tenir ses promesses et les emmener pacifiquement vers ce que nous avons tous si vaillamment lutté pour obtenir, la démocratie. L’Egypte restera indéfiniment une dictature militaire. J’aimerais vraiment me tromper.»
La révolution qui n'a jamais eu lieu est terminée

En ces temps grisants, il était facile de considérer la missive d’Hassan comme des restes d’une gueule de bois révolutionnaire. Elle représentait la peur instillée dans l’esprit de quelqu’un qui comprenait de manière intuitive le cynisme de la vie politique égyptienne.

Pourtant, s’il subsiste un doute sur la prescience d’Hassan, celui-ci devrait être éradiqué par les attaques du 14 août menées contre les acteurs du sit-in pro-Morsi de la mosquée de Rabaa al-Adawiya. L’Egypte est encore aussi loin de la promesse révolutionnaire de la place Tahrir qu’elle l’était en novembre 2010, quand Moubarak a organisé ce qui constituait sûrement les élections législatives les plus frauduleuses de l’histoire depuis celles de la fin des années 70.

Aujourd’hui, cette «révolution» qui n’est jamais vraiment arrivée est terminée. Les Égyptiens se coucheront ce soir sous un couvre-feu et se réveilleront demain dans l’état d’urgence qui a placé le pays sous l’autorité d’un régime militaire. Le gouvernement assure que la mesure est temporaire et ne devrait durer qu’un mois, mais vu les circonstances actuelles de l’Egypte, il est très peu probable que ce soit le cas.

Les partisans du président évincé, Mohamed Morsi, ne se contentent plus de leurs campagnes irréfléchies contre les Coptes et la répression violente des sit-in de l’opposition mènera sûrement à davantage de radicalisation. Combien de temps encore avant que les Frères musulmans ne demandent réparation par la voie de la force armée? Des porte-paroles du gouvernement intérimaire ont affirmé qu’ils avaient proposé aux Frères de se joindre à la transition, mais qu’ils avaient refusé. Et on les comprend.

Rester dans la rue et discréditer un processus politique issu d’un coup d’Etat était bien sûr une bonne stratégie politique, mais de toute évidence, si les Frères musulmans ont compris quelque chose, c’est que les propositions d’«inclusion» faites par le gouvernement intérimaire après le 3 juillet n’avaient rien de sérieux. Eux-mêmes avaient déjà émis des appels au dialogue et à l’inclusion de leurs opposants parfaitement dénués de sincérité, au moment même où ils cherchaient à s'institutionnaliser dans le nouveau système politique.

C’est pourquoi ils ont vigoureusement soutenu la Constitution provisoire contestée de décembre dernier et la raison pour laquelle le Conseil consultatif, majoritairement constitué de Frères musulmans, a tenté de rédiger une loi électorale qui favoriserait leurs objectifs.
Un pouvoir toujours exclusif

Avant l’insurrection du 25 janvier, le système politique était organisé de manière à avantager Moubarak et ses électeurs. De la même façon, les Frères musulmans ont cherché à établir un nouvel ordre en leur faveur et les nouveaux vainqueurs construiront encore une fois un système politique qui reflète leurs intérêts.

Ce n’est ni surprenant ni unique. Aux États-Unis, les règles, règlements et lois dépendent également des puissants. Mais en Amérique, le changement est toujours possible, alors qu’en Egypte, ces institutions sont inexistantes.

Même si tous les acteurs politiques ont tiré profit d'un langage réformiste et épousé des idées libérales, ils ont toujours cherché à exercer leur pouvoir à travers l’exclusion. Tout cela a créé un environnement politique dans lequel les perdants ne peuvent pas digérer leur défaite avec des élections, débats parlementaires, consensus ou compromis, mais uniquement à travers des interventions militaires et des manifestations. Et cela joue en faveur de ces groupes puissants, déjà intégrés à l’Etat, qui travaillent à rétablir l'ordre ancien quasiment depuis qu’Hosni Moubarak est parti dans l'ignominie il y a deux ans et demi.

Cet état des choses est né en janvier et février 2011 sur la place Tahrir. Les fondations des tourments de l’Egypte étaient alors toutes déjà présentes, même si des centaines de milliers de manifestants scandaient à l’unisson: «Les Égyptiens exigent la dignité et la liberté!»: les instigateurs sans chefs n’admettant ni question, ni critique; les petits voyous faisant office de troupes de choc révolutionnaires; les militaires cherchant à préserver leur position dans un ordre post-Moubarak; les groupes avançant des idées libérales pour servir des objectifs anti-démocratiques; et bien sûr, les terribles agressions sexuelles.

Les effets négatifs de la place Tahrir ont épuisé la promesse révolutionnaire de l’Egypte dès le début. L’ardeur de fin janvier et de février est toujours présente, mais le sentiment de but commun s’est perdu dans les manifestations interminables de vendredi dernier, les troubles du secteur ouvrier, les grèves des médecins et des avocats, les demandes de justice révolutionnaire et la violence sectaire. Toutes ces choses qui ont distrait le public de l’important travail de construction qui aurait dû suivre l’insurrection pour établir une organisation politique efficace aux messages attractifs et moins exclusifs.

Pourtant, tout autour de l’échiquier politique, les dirigeants ont préféré se retirer dans leur position traditionnelle plutôt que de se confronter à la grande complexité des problèmes politiques, sociaux et économiques de l’Egypte. Les intérêts particuliers ont triomphé aux dépens de ce qui était le mieux pour le pays.
 
Rien n'a vraiment changé

Les Frères musulmans ont affirmé qu’ils représenteraient une suite parfaite à Moubarak. Leurs porte-paroles et sympathisants ont déclaré qu’ils représentaient une force progressive pour le changement démocratique, mais très rapidement, le mouvement a adopté les techniques et la vision du monde du Parti national démocratique de Moubarak. Les Frères étaient au pouvoir, mais c’était toujours l’Egypte de Moubarak: peu importe qui gouvernait, il pouvait le faire sans se soucier d’une éventuelle opposition.

Quand les Frères étaient au pouvoir, ce n’était pas, «un homme, un vote, une fois», comme les islamophobes aimaient le dire, mais plutôt l’imposition d’un système électoral qui cherchaient à instaurer «un homme, un vote, à chaque fois». Pendant ce temps-là, les adversaires des Frères musulmans, aussi bien les forces civiles que les restes du régime, ont adopté des stratégies pour accomplir ce qu’ils n’avaient pas pu faire dans les urnes à la fin de 2011 et en 2012.

De son côté, la campagne du mouvement Tamarod, qui s’est cristallisée au printemps dernier, a cherché à concentrer ses efforts sur la Constitution, qui (au moins en théorie) permettait un référendum sur la présidence. Mais quand il est devenu évident que Morsi n’avait aucune intention de mettre à l’épreuve son pouvoir, un coup d’état est devenu la seule option viable. Cela s’est combiné aux contre-révolutionnaires qui voulaient une intervention militaire pour restaurer l’ordre légitime de la politique égyptienne et mettre fin à ce qu’ils considéraient comme l’aberration de ces trente derniers mois.

Le fait que les Frères et leurs opposants font état de l'étourdissante litanie de manifestations dans les rues ou des pourcentages de votes pour justifier leurs actions en disant qu’il s’agit de «la volonté du peuple d’Egypte» ne devrait étonner personne. Les aspirations démocratiques et les appels à la chute du régime qui étaient emblématiques de la place Tahrir ne sont rien de plus que ça: des ambitions lointaines que des événements récents ont rendu irréalisables.

Avec le départ de Morsi, de nombreux Égyptiens et observateurs ont récemment déclaré: «On ne peut plus reculer.» Cette confiance dans le développement démocratique de l’Egypte semblait autrefois être une bravade pleine d’espoir. Aujourd’hui, c’est tout simplement tragique. Comme l’avait affirmé Hassan dans ce qui semble aujourd’hui dater d’une autre vie, à l’époque où les gens célébraient encore la chute d’Hosni Moubarak sur la place Tahrir, rien n’a vraiment changé.

Steven A. Cook

Traduit par Hélène Oscar Kempeneers

Aucun commentaire: