mercredi 12 janvier 2011

« Les émeutiers ? Ils ont de bonnes raisons »


ENTRETIEN AVEC :
Mohamed Mebtoul professeur de sociologie 

MEBTOUL
Jeter des pierres signifie l'absence de liberté de parole
Les  émeutes ne sont ni spontanées ni manipulées. 
Elles partent de la colère – « la société est travaillée en profondeur » –
et la pierre remplace la parole libre. Car il n’y  a pas de cadres
 d’expression. Le sociologue Mohamed Mebtoul  explique l’échec des 
intellectuels organiques qui se sont mis au service du pouvoir
politique sans comprendre qu’il n’avait pas besoin de leur « savoir ».
 Car il dispose de la rentre pétrolière. De là vient la déliquescence
 des institutions. Les jeunes veulent «  un changement radical.
 Ils veulent vivre ». Ils l’ont dit avec des pierres.


Un sociologue averti comme vous avait-il prévu ces émeutes,
 en ce début d’année?

Ce qui se passe n’est pas exceptionnel. Dans l’histoire de l’Algérie, les émeutes se sont multipliées. Il y a eu plus de mille émeutes, parait-il sur la période de moins de deux ans. On dit qu’une émeute est spontanée mais ce n’est pas vrai. Une émeute est travaillée en profondeur par la société. Les gens (le pouvoir, les intellectuels organiques dont nous parlerons tout à l’heure) qui considèrent la société comme une machine, un tube digestif, se trompent.  Par contre, on ne peut pas prévoir à quel moment ça peut partir, exploser, même pour un sociologue de terrain. Il y a beaucoup d’imprévisibilité. En Mai 68, un éminent sociologue comme Alain Touraine n’avait rien prévu. Et personne ne l’avait fait. On ne peut connaître ni quand ça démarre, ni  la durée, ni quand ça cesse.

Ce qui est aussi important  à savoir, c’est que l’émeute n’est pas un mouvement social. Il ne faut pas se  tromper. Un mouvement social est quelque chose d’organisé, structuré et avec des objectifs clairs. L’émeute part de la colère et la pierre remplace la parole libre. Jeter des pierres signifie l’absence de liberté de parole. Le pouvoir se trompe totalement lorsqu’il qualifie  les  émeutiers de « vandales ». Non, les gens qui sont étouffés n’ont pas la parole, n’ont jamais parlé, aussi bien dans la société que dans les  institutions, s’expriment autrement. Jeter des pierres,  c’est une forme d’expression parce que pendant des années, ils ont été étouffés. Plus que cela : on leur a signifié que tous ce que font les jeunes, ce n’est pas bien. Les harraga, ce n’est pas bien …  Donc les interdits, la pression du pouvoir, font qu’à un moment … Ce qu’il faut souligner c’est que la société est travaillée en profondeur par des pratiques, des interprétations. La société, ce n’est pas neutre, ce n’est pas une machine, ce n’est pas une cruche vide qu’on va remplir. Et aujourd’hui, ce n’est pas par des mesures techniques qu’on peut domestiquer la société.

Quel parallèle faite-vous avec Octobre 88 ?

L’idée forte c’est que ces émeutes, pour moi, ce n’est pas du tout  Octobre 88, même s’il y a des similitudes. On n’est pas du tout dans la même conjoncture.  Il y a 150 milliards de dollars en réserves de change, donc de l’argent, alors qu’en 1988, le pouvoir n’en avait pas.
Le deuxième constat que  je fais, c’est que, paradoxalement,  nous vivons un retour en arrière vers les années 70. Avec un verrouillage politique, l’impossibilité de manifester, l’absence de parole libre, une mince liberté de la presse mais qui reste à analyser. Est-ce qu’il y a véritablement une liberté de la presse ? C’est un autre problème.  Ce  n’est pas parce qu’elle parle qu’il y a une vraiment une liberté. Encore faudrait-il qu’il y ait des reportages  profonds sur la société pour montrer comment celle-ci vit. Après Octobre 88, il y avait des prémisses dans ce sens. Mais depuis  1999, nous sommes retournés en arrière, vers un système autoritaire.

Mais  Octobre  88 avait aussi  surgi dans un système qui s’était complètement verrouillé…

Oui, mais la conjoncture économique n’était pas la même.  C’est vrai qu’il y avait le parti unique mais c’est ambigu… Il y avait eu des émeutes mais par qui ? La lutte des clans a joué dans ces émeutes. Il ne faut jamais oublier qu’il y a une lutte de clans.

Cette thèse circule encore à propos des émeutes actuelles. Je vous renvoie notamment à l’interview du politologue Rachid Tlemcani (El Watan du 10 janvier 2011) qui suggère une manipulation des émeutiers. Vous abondez dans son sens ?

Rachid Tlemcani dit une chose intéressante. Il dit que dans tout régime autoritaire, lorsqu’il n’y a pas contrepouvoir dans la société, la porte est ouverte à la rumeur, aux instrumentalisations,… La manipulation, c’est quoi ?  Il faut mettre ce terme entre guillemets. Quelle est l’émeute, la manifestation où il n’y a pas des gens qui vont pousser d’autres à aller dans telle direction ou dire ceci ou cela ? Ce n’est pas de la manipulation, ce sont les ressorts d’une société qui font que les gens peuvent se dire « on y va », c’est tout. Par ailleurs, les gens ne sont pas aussi manipulables qu’on le croit. Ca, le pouvoir ne l’a jamais compris. Dans une société, il y a des acteurs, des gens qui réfléchissent.   Contrairement à ce qu’on dit avec un certain  paternalisme, les jeunes, y compris des adolescents, savent la vie qu’ils mènent, savent qu’ils n’ont aucun sens, aucun projet, aucun avenir.
C’est vrai qu’une émeute n’est pas organisée et qu’elle peut aller dans tous les sens…. Parce que, on y vient, il n’y a pas de société civile, pas de cadre de médiation autonome (c’est connu), pas de contrepouvoir. Les gens sont livrés à eux-mêmes.
Il y a un autre aspect important : l’échec des intellectuels  organiques.  C’est un grand échec. Tous les intellectuels organiques qui se sont mêlés au pouvoir, qui ont joué avec celui-ci, c’est leur échec ! Pourquoi ?   Parce qu’ils n’ont pas compris que dans un système politique comme celui en place en Algérie, on n’a pas besoin de savoir. Ils n’ont pas besoin de savoir pour faire fonctionner la société parce qu’ils ont la rente pétrolière. Ils n’ont pas besoin de savoir autonome, bien entendu… Et pourtant, toutes les institutions  sont déliquescentes et fonctionnent sans prévisions  et avec des chiffres fabriqués socialement.  Moi, je voudrais bien savoir comment on fabrique les chiffres en Algérie.  C’est une question fondamentale.
Donc, c’est l’échec des intellectuels organiques, de ceux qui ont été « conseillers du prince ». Mais, en réalité, ne conseillent personne puisqu’ils ont été aveugles. Ils n’ont pas prévu les pulsions de leur société.

Pour revenir à ce que nous venons de vivre, ces jours-ci, il y a une profusion d’appellations et d’étiquettes qui y sont apposées : « émeutes »,  émeutes du pain », « guérilla urbaine », « intifada », « jacquerie urbaine ».On a du mal à désigner ce type de phénomène. Quelle est la plus appropriée, pour vous ?

Ce n’est ni une « jacquerie », ni une « intifada », ni… C’est un mouvement inorganisé de colère, mené par des jeunes qui ont exprimé leur révolte. La cherté des prix est juste une étincelle, ce n’est pas la raison profonde. Vous savez, dans une société on ne dit pas tout. Il y a des non-dits, il y a des choses vécues qu’on ne dit pas. Les gens parlent de « hogra », de corruption, mais ça n’a pas été dit parce que c’est un mouvement rapide, imprévisible. Ceci dit, la notion d’émeute ne me dérange pas. Elle me semble la plus appropriée.  Quelque part, la pierre remplace la parole. C’est pour ça que les revendications  ne sont jamais claires.

Les cibles sont-elles significatives, interprétables ?

Les cibles sont toujours interprétables.  Elles ont un sens, un sens politique. Les premières sont les institutions de l’état. Les signes d’enrichissement comme les grosses voitures. Ils ne cassent pas n’importe quoi, de manière arbitraire. La « casse » est sélective. Et là, les journalistes  doivent faire un discernement.  Si on fait une ethnographie de la « casse », on verra que ce qui est dominant  ce sont les symboles de l’état. Elle a un sens politique.

Est-ce que vous êtes d’accord avec l’appellation de « casseurs » ?

Non, c’est une analyse infantile. La « casse » a un sens politique.  Jeter une pierre sur quelque chose, ce n’est pas arbitraire. Les gens qui font ça ne peuvent pas être assimilés à des voyous. Comme dirait Boudon, « ils ont de bonnes raisons » et des raisons politiques.  Ils veulent un changement profond, radical. Ils veulent vivre.  Dans notre laboratoire de recherche,  nous avons fait tout un travail sur les jeunes qui veulent partir.  Aujourd’hui, ils ne vivent pas et, s’ils veulent partir, ce ne sont pas des suicidaires, comme on le dit.  Ils veulent donner un sens à leur existence.

Et donc, vous vous écartez des explications économistes sur ces émeutes

Moi, je défends une dimension politique de l’émeute, même si elle est implicite.  Les gens parlent tout le temps d’injustice, d’inégalité.  Tout ça, c’est politique. Il faut relire Michel Foucault. Les gens observent et posent des questions :   pourquoi  un tel a trouvé du boulot, pourquoi tel autre est parti. Les véritables harraga, ce ne sont  pas seulement ceux qui partent dans une embarcation.  Ce sont aussi les fils de la nomenklatura qui  sont envoyés en Europe.  Eux aussi sont des harraga, ceux qui ont profité du système et partent sans risquer leur vie. . La notion de harraga est plurielle.

A votre avis, rien ne va changer ?

Ce dont je suis sûr, c’est que le changement viendra par le bas. Contrairement à ce qu’on dit, c’est sous la pression, les transformations « d’en bas », de la société, que les choses vont changer. On ne change pas des réalités sociales par décret.  Il ne faut pas se faire d’illusion sur le pouvoir : le changement pour la société viendra par la société elle-même.

Entretien réalisé par Brahim Hadj Slimane

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