jeudi 3 février 2011

Noam Chomsky: 2


 Les Etats-Unis, Israël, Wikileaks, l’Iran, la démocratie et le Monde Arabe 

Exclusif. Pour sa première intervention dans un média maghrébin, le grand intellectuel engagé américain Noam Chomsky* a choisi Algerie-Focus.Com.
Dans un entretien téléphonique qui a duré 40 minutes, Noam Chomsky nous a livré ses analyses sur les révoltes populaires en Tunisie, en Égypte et dans d’autres pays et l’embarras des États-Unis, d’Israël et de l’Europe, qui craignent de voir des régimes “amis” tomber et remplacés par des démocraties libres.
Nous avons également abordé avec lui plusieurs autres points : la situation en Algérie, le positionnement militaire américain dans la région du sahel, la nature de l’AQMI, etc.
Il a aussi été question dans l’entretien, des dernières révélations de wikileaks, de la politique d’Obama au Moyen-Orient, du cas iranien, de la politique israélienne, des attentats du 11 septembre,…
Deuxième partie
Algerie-Focus.Com: Dans son discours du Caire, Obama a appelé les gouvernements arabes à promouvoir la démocratie. Washington acceptera-t-il aujourd’hui que des pays comme l’Egypte, la Jordanie ou l’Arabie saoudite deviennent démocratiques, sachant que leurs peuples ont toujours été contre la politique de soumission de leurs dirigeants à Washington et à Tel Aviv ?
Noam Chomsky : Nous devrions nous rappeler que tout le monde dit combien nous aimons la démocratie, y compris Staline, George Bush, et toute personne à laquelle vous pouvez penser. Oui, nous aimons tous la démocratie, mais personne ne prête aucune attention dans son for intérieur à cette rhétorique et regarde ce qu’ils font tous. C’est la même chose avec Obama. J’ai été franchement ébahi par l’impression qu’il a fait dans le monde arabe avec son discours du Caire. Tout ce qu’il faut faire pour comprendre ce discours, c’est relire la conférence de presse donnée sur le chemin du Caire.
Car Obama a donné, bien entendu, une conférence de presse. On lui a posé la question : Allez-vous dire quelque chose sur le gouvernement autoritaire de Moubarak ? – autoritaire étant un pléonasme – et Obama a répondu : Je n’aime pas coller des étiquettes aux gens, c’est un homme bon, il fait des choses biens, il sauvegarde la stabilité, c’est un allié, donc pas de critique. Comment peut-on écouter ces mots et prendre au sérieux une de ses rhétoriques, franchement cela me dépasse !
Il y a eu une courte période d’enthousiasme pour Obama, elle a peut-être duré un peu plus longtemps dans les milieux éduqués, mais parmi la population générale elle a décliné très rapidement. Tout ce que vous avez à faire c’est de prendre connaissance des enquêtes faites dans l’opinion publique « arabe » qui sont réalisées régulièrement par les agences de statistiques occidentales. Elles sont réalisées, mais pas publiées dans la presse à l’Ouest car on n’aime pas leurs résultats. Par exemple, une indication du complet mépris pour la démocratie dans les cercles intellectuels, y compris dans les cercles politiques, a été donnée par les révélations de Wikileaks.
Les plus intéressantes, à mon avis, sont celles concernant l’Iran. Pas tellement par les révélations elles-mêmes mais par les réactions qu’elles ont suscitées de la part des commentateurs. Le gouvernement, les journalistes, les intellectuels et les autres ont tous été vraiment excités et enthousiastes à propos du fait que les dirigeants Arabes soutenaient, prétendument, la politique américaine à propos de l’Iran. Ceci est vraiment intéressant, car si vous êtes un minimum informés, vous savez que les principales enquêtes faites auprès de l’opinion publique arabe ont été réalisées par le Brookings Institute, un des plus important think-tank à Washington. Ces enquêtes, montrent que parmi le public dans le monde arabe, quelques-uns soutiennent effectivement la position Européenne et Étasunienne, que l’Iran est une importante menace : principalement 10 %; alors que, par ailleurs, – comme on peut le deviner – 80 % pensent que les US et Israël, (88% dans le cas d’Israël), sont les menaces majeures.
L’antagonisme vis à vis de la politique américaine est si extrême qu’une majorité de la population dans le monde arabe pense que la région serait plus sûre si l’Iran possédait des armes nucléaires, et c’est ça la menace iranienne. Mais lorsque vous méprisez totalement la démocratie, cela n’a pas d’importance. Si les dictateurs nous soutiennent, alors qu’importe ce que pense la population. Et cette réaction a été quasi uniforme. Il a fallu que je recherche très précisément pour trouver une exception à cette réaction : aux États-Unis, en fait, où j’ai fait une recherche dans les archives, les enquêtes sur l’opinion publique n’ont pas même été rapportées, et à peine en Angleterre. Voilà quelle est l’attitude envers la démocratie : si tout est sous contrôle alors qu’importe !
Cela remonte très loin dans le temps. Par exemple, nous savons, selon des documents déclassés aujourd’hui, qu’en 1958 le Président Eisenhower a soulevé la question pendant une discussion interne, pour savoir pourquoi il y avait, ce qu’il a appelé : une campagne de haine contre nous dans le monde arabe ? Et cela non pas de la part des gouvernements qui nous soutenaient, mais de la part des peuples. La plus haute agence du Conseil National de Sécurité, à peu près au même moment, avait publié une étude secrète, déclassifiée, qui expliquait que la perception que le monde arabe avait des US, était que ces derniers soutenaient des dictateurs durs et brutaux, bloquaient la démocratie et le développement, et que nous (les US) le faisions car nous voulions maintenir le contrôle sur leurs ressources pétrolifères. Cela continuait en expliquant que cette perception était plus ou moins précise.
C’est ce qu’il convient de faire et c’est le principal : si la population peut être contrôlée et si le dictateur nous soutient alors c’est suffisant. C’était en 1958, c’est, depuis, la même politique dans le reste du monde, et, en fait, il existe même une variante locale qui est également applicable. C’est ce que nous voyons aujourd’hui et c’est ce qui devrait prioritairement surprendre les gens, s’ils sont un peu au fait de la nature de l’histoire et des archives documentaires. Mais c’est encore plus évident lorsqu’on regarde les actions. Par exemple : il y a eu une seule élection vraiment libre dans le monde arabe, c’était en Palestine, en Janvier 2006. Cette élection a été menée avec attention. Tout le monde s’accorde sur sa liberté et sa justice. Immédiatement après l’élection, en quelques jours, Israël et les US ont initié un programme de punition, sévère, contre le peuple palestinien parce qu’il a mal voté pendant une élection libre. Que peut-on vouloir savoir de plus, particulièrement quand on sait que cette politique est suivie de par le monde et pas seulement au Moyen-Orient.
C’est, d’ailleurs, un fait reconnu par les universitaires conservateurs, ils prétendent qu’ils n’aiment pas ça et qu’il ne le comprennent pas, mais ils le reconnaissent. Le meilleur travail de recherche universitaire conclut en effet, que les US soutiennent la démocratie si, et seulement si, elle se conforme aux leur objectifs économiques et stratégiques. Cela a été écrit dans la principale étude présentée par O’Neil Reagan du Département d’Etat sous Reagan, et intitulée “Scope of Democracy Promotion ” Portée de la promotion de la démocratie ».
A propos des révélations de Wikileaks, pensez-vous que ces révélations soient une tentative de manipulation de l’opinion publique américaine pour préparer une éventuelle attaque contre l’Iran ?
Non je ne pense pas, en fait Washington n’aime pas du tout ça. En revanche, cela donne une description raisonnablement précise et exacte de ce que racontent les dictateurs arabes à Washington. Seulement cela peut ou ne pas être leurs opinions, car il ne faut pas oublier que toutes les correspondances diplomatiques sont filtrées. Les diplomates sur le terrain entendent ce qu’ils veulent entendre et transmettent à Washington ce qu’ils savent que Washington veut entendre. Donc cela peut ou ne peut pas être une exacte description de l’étendue des opinions parmi les dictateurs arabes, mais cela pourrait bien l’être. Néanmoins, ce que nous devons garder à l’esprit c’est que même prises littéralement ce sont les opinions des dictateurs, les populations sont elles totalement en opposition, mais cela n’a pas d’importance pour l’Occident, tant que ces dernières sont sous contrôle.
Quant à l’idée que Wikileaks est manipulé, bien qu’elle soit répandue dans certaines parties du monde, je ne pense pas que cette idée soit fondée.
Entretien réalisé par Fayçal Anseur
http://www.algerie-focus.com/
(*)Biographie de Noam Chomsky
Noam Chomsky, originaire d’une famille juive de Pennsylvanie, passe son enfance absorbé par la lecture. Après son doctorat, il se lance dans la linguistique, en rejetant les idées en vigueur. Il est connu comme le fondateur de la grammaire générative transformationnelle et enseigne la linguistique au MIT (Massachusetts Institute of Technology) à partir de 1955, puis y devient professeur honoraire.
Noam Chomsky s’engage publiquement en politique, notamment contre la guerre du Viêt-nam dont il est l’un des principaux opposants. Ses sujets de prédilection : la guerre et la paix, l’intelligence, la créativité, l’humanité, les sciences sociales… dépassent très largement la linguistique. Avec plus de 30 livres et 700 articles, il est l’un des auteurs les plus cités.
Très connu pour son activisme politique et notamment sa critique de la politique étrangère des États-Unis- notamment leur soutien inconditionnel à Israël- et des médias, Noam Chomsky, sympathisant de l’anarcho-syndicalisme, se définit lui-même comme un anarchiste socialiste. Chomsky considère que le mot “terrorisme” permet aux gouvernements de se dédouaner de la dimension terroriste de leurs propres politiques. Il est également un fervent défenseur de la liberté d’expression.
En ce qui concerne les médias, Noam Chomsky a cherché à révéler les processus par lesquels ceux-ci tendent à enfermer les sociétés démocratiques dans un carcan idéologique. Il montre comment les médias inondent l’électorat sous un flot d’informations beaucoup trop dense pour qu’il puisse servir de support à la réflexion et qui conduit à des analyses à sens unique, basées sur des présupposés jamais remis en question. Démythifiant la prétendue neutralité des médias, Chomsky dévoile leur servilité envers le pouvoir.
Très apprécié à l’extrême gauche, Noam Chomsky est soumis à de vives critiques de la part des libéraux et des partisans de la droite américaine. Cependant, reconnu comme l’un des plus grands intellectuels vivants, Noam Chomsky a reçu de nombreux diplômes honorifiques des plus grandes universités du monde. Il est l’auteur d’une centaine de livres.

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