lundi 7 mars 2011

MAROC-- "La seule file démocratique est celle des péages sur l’autoroute"

De la monarchie à la lutte contre la corruption, un chanteur, un cinéaste et un dramaturge livrent leur analyse de la contestation, de leur travail et de la vie au pays, dans les pages du quotidien suisse Le Temps. Cela sonne comme un cri de guerre. Ou de Marsupilami. "Et pourtant ça ne veut rien dire", rigole Réda Allali, chanteur du groupe casablancais Hoba Hoba Spirit. La formation, née en 1998, est connue pour ses textes au vitriol, scandés sur une musique mêlant rock, reggae et rap. Son créneau: les maux du pays. Analphabétisme, masses endormies, terrorisme, chômage ou corruption, tout est passé au crible.

 Réda Allali, chanteur du groupe
casablancais Hoba Hoba Spirit, au festival de Dakhla en 2009
Réda Allali, chanteur du groupe casablancais Hoba Hoba Spirit
   

La ligne rouge ? "Il y en a trois, c'est la devise nationale : Dieu, le Roi et la Patrie", estime Réda Allali, son éternelle casquette vissée sur la tête. Le groupe n'a jamais été censuré, mais on lui a rapporté que certaines phrases ne plaisaient pas. Deux de ses membres ont été arrêtés pour satanisme en 2003, parce qu'ils jouaient ou écoutaient du metal. En 2009, pourtant, Hoba Hoba Spirit a reçu un chèque de 250  000 dirhams [22 171 euros] du Palais. Pas de quoi les faire taire. "Je soutiens à 100 % les manifestants. Le peuple marocain a besoin d'un projet: on ne vote pas pour une autoroute ou un hôpital et l'on ne peut pas demander aux gens de voter si, in fine, les partis politiques ne représentent rien. Nous en viendrons à une monarchie constitutionnelle."


La corruption, surtout, cause le désespoir du chanteur. "Ce n'est pas une anomalie du système, c'est le système. Elle est présente partout et zappe toutes les valeurs, à commencer par celle du travail. Des mecs paient pour passer à la télé, d'autres pour éviter la tôle. La seule file démocratique du pays est celle des péages sur l'autoroute." Pour Réda Allali, les événements tunisiens, libyens ou égyptiens constituent autant de 11 septembre. Au Maroc, la marche du 20 février a fait sauter les tabous, réveillé les consciences. "Il est facile d'oublier ce que l'Etat nous doit lorsqu'on appartient à la classe moyenne et que l'on peut offrir une école privée à ses enfants ou se payer des soins dans une clinique. Même moi je le fais, parce que l'éducation publique est une calamité. Mais c'est quand même une humiliation nationale de savoir que des jeunes formés sont prêts à risquer leur vie pour aller cueillir des fraises en Espagne, faute de perspectives ici", conclut-il en rallumant une clope.


Il a vécu deux décennies en Norvège. Revenu au pays il y a quatre ans, Nour-Eddine Lakhmari ne se lasse pas de sillonner le vieux Casablanca, détaillant chaque façade Art déco du regard et déplorant leur état de décrépitude. C'est là qu'il tourne actuellement son prochain film, Zéro, une histoire d'antihéros. Là qu'il avait filmé le précédent, Casanegra, salué par la critique au Maroc et à l'étranger. Un portrait sans fard et sans concession de son pays aujourd'hui. "Nous devons nous assumer, il n'y a rien à cacher. Quand je pose ma caméra, je montre la misère, la violence, le sexe ou le chômage. Ce sont des choses qui existent partout. Les Marocains sont conservateurs. Beaucoup m'ont dit : 'Il est bien, ton film, mais chuma [la honte] pourquoi montrer des gens qui se masturbent ?' Ce n'est pas l'Etat qui pose les limites, c'est la société, la religion, même si ce film ne serait pas sorti il y a dix ans."


Pour le cinéaste, tout part de l'individu. Et lui revient. A commencer par la responsabilité du changement. "C'est bien d'attaquer le régime, de manifester, mais la révolution doit commencer à la maison. A quoi ça sert de réclamer des libertés dans la rue si, une fois rentré, je casse la gueule de ma sœur parce qu'elle veut sortir en minijupe ?" questionne le réalisateur, les yeux fatigués par les nuits de tournage. Nour-Eddine Lakhmari estime avoir son rôle à jouer dans l'évolution des mentalités, il voit le salut dans la culture. Le Marocain, répète-t-il à l'envie, doit se remettre en cause. "On nous a inculqué cette idée que le père a toujours raison. Par extension, le père, c'est le professeur ou le roi, des figures sacrées ne pouvant commettre la moindre erreur. Nous devons aujourd'hui avoir le courage de dire : 'Je t'aime, mon père, mais je ne suis pas d'accord avec toi.' C'est ce que font en ce moment les jeunes manifestants."


Il reçoit au Centre d'études sociales, économiques et managériales qu'il dirige, planté sur les hauteurs de Rabat. Mais Driss Ksikes est aussi - surtout - un écrivain et auteur de pièces de théâtre. L'inventeur d'un concept : le Dabateatr citoyen. Chaque mois, l'actualité est prétexte à spectacle. "L'idée est de rétablir le théâtre comme lieu de controverse public. Il n'y a ni censure ni autocensure et personne n'est épargné. Une restriction, nous ne citons pas nommément les gens; nous ne sommes pas les guignols. Les nouvelles sont juste une base pour explorer la nature humaine." Ainsi, le directeur des prisons marocaines déclare que "ceux qui veulent des droits n'ont qu'à aller à l'étranger", et Driss Ksikes imagine une scène où des habitants font la queue pour obtenir un tampon les certifiant êtres humains.


Ancien journaliste, l'homme de lettres, 43 ans, estime avoir bien plus de liberté en tant qu'artiste. Et trouve nécessaire que les écrivains participent au débat public. "On a beaucoup entendu que les Marocains n'étaient pas mûrs pour la démocratie. Ce qui se passe actuellement est une réponse cinglante à cela. La population n'est pas dans le 'dégagisme', comme en Libye, mais dit 'stop'. Cela me fait penser aux manifestations égyptiennes en 2008. Il y a ici un réel attachement au roi, mais également une vigilance citoyenne qui appelle à une monarchie constitutionnelle."


Observateur attentif de la société marocaine, le dramaturge prédit que "si le régime ne profite pas de cette fenêtre pour se réformer, alors les élections législatives de 2012 seront sanguinaires. Les gens ont vraiment besoin d'un système plus juste et plus équitable."

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