Extraits du Journal personnel (1972-1991) de son conseiller Anatoli Tcherniaev, haut fonctionnaire du Département International du Comité Central du PCUS.
Traductions, résumés, précisions et témoignages personnels
de Jean-Marie Chauvier
Anatoli Tcherniaev a tenu un journal personnel de 1972 (débuts de la « stagnation » brejnevienne) à 1991 (fin de l’URSS). Une Histoire personnelle de la « finale ». (Sovmestnyi iskhod, qu’on peut traduire par « Sortie ensemble » ou « Issue commune ») Ce ne sont pas des souvenirs à posteriori, comme il y en a beaucoup, mais un journal tenu au fil du temps. On découvre, non sans surprise, ce qu’entend et voit, ce que lit et pense, comment évolue peu à peu un haut fonctionnaire du Comité Central du PCUS, de son « Département International », une sorte d’institution parallèle au Ministère des Affaires Etrangères, mais s’occupant plus spécialement des relations avec les « gauches », les partis communistes, les mouvements révolutionnaires.(...)
Jean-Marie Chauvier
10 septembre 1989.
La Hongrie ouvre le Rideau de fer. Elle a reçu le feu vert de Gorbatchev. Des milliers de citoyens de RDA en profitent pour gagner la RFA. Leurs trains sont autorisés à traverser la RDA.
5 octobre 1989
Mikhaïl Gorbatchev se rend en RDA pour le 40ème anniversaire. Moment crucial. Chacun de ses faits et gestes sera pesé ! il dit..
Je ne dirai pas un mot en soutien à Honecker… Je soutiens la république et la révolution.(…)
Le bruit court qu’à l’arrivée de G. l’assaut du Mur commencera (…)
8 octobre 1989
Hier , G. est revenu de RDA. Il semble que dans les discours et l’interview à la télévision, il s’en soit bien tiré. ( Les témoins rapportent à T. que G. a été acclamé par les foules, qui ne prêtaient aucune attention à Honecker et aux autres dirigeants de l’Est) Il est revenu content. (…) Krenz (dirigeant du Parti Socialiste Unifié d’Allemagne au pouvoir, le SED) a dit à Faline (ambassadeur d’URSS) : « Notre Erich voit tout, mais il ne veut rien reconnaître. »
( Témoignage personnel : j’étais ces jours-là à Berlin-Est. Le grand défilé officiel s’était déroulé le 7 octobre, sans incident. Il fut suivi, en début de soirée, par un immense cortège aux flambeaux des jeunes de l’organisation communiste officielle, la Freie Deutsche Jugend (FDJ), reconnaissables à leurs chemises bleues et à leurs drapeaux bleus frappés de l’écusson FDJ au soleil levant. Pour mémoire : les drapeaux du SED sont rouges. Ceux de la RDA tricolores, noir, rouge, jaune (comme ceux de la République de Weimar et de la RFA) frappés des armoiries de la RDA au marteau et au compas. (union des travailleurs manuels et intellectuels)
Gorbatchev, souriant, et Honecker, à la tribune, saluaient. Sur fond de musiques et chants révolutionnaires allemands et internationaux émergeaient cependant les cris « Gorby ! Gorby ! », attestant que malgré tout l’encadrement et les mots d’ordre du SED, les jeunes de la FDJ réclamaient donc publiquement le changement. Pour que le reportage passe le lendemain à la télé, les monteurs et monteuses de la Télévision RDA passeront toute la nuit à expurger des images les scènes « subversives ». En soirée, une manifestation de jeunes (FDJ ou pas) déferle sur le centre-ville aux cris de « Wir sind das Volk » (Nous sommes le peuple !) et en chantant « l’Internationale ». La police (Volkspolizei) et les milices ouvrières (Kampfgruppen der Arbeiterklasse) tentent de disperser les manifestants. Des jeunes civils « sportifs » de la STASI interviennent aussi, avec violence mais les mains nues, procédant à des arrestations. Je suis là, avec une équipe de la télévision belge, et les « sportifs » de la STASI nous empoignent et nous plaquent au sol. Après coup, je dirai avoir admiré leur technique : pas de coups, seulement des prises de judo. Ils croient nous confisquer la cassette d’images, qu’ils arrachent à la caméra. Ils emportent, de fait…la batterie. Quoiqu’il en soit, la grande fête des 40 ans de la RDA est gâchée. C’est le début de la révolution populaire pacifique, contre laquelle la direction du SED renoncera à faire usage d’armes. J’ai alors quitté Berlin et, via Bruxelles, gagné la Géorgie où se déroulait un autre « grand tournant »)[2]
9 octobre 1989
(Le comportement de G.) à Berlin enthousiasme toute l’Europe qui pense aussi que c’est bien que l’URSS se soit délicatement prononcée contre la « réunification » allemande ». Vadim Zagladine (conseiller de Gorbatchev pour l’Europe romane, dont la France et la Belgique) a parcouru la France et a rencontré tout le monde, depuis Mitterand jusqu’aux maires (…) Tous ont dit d’une seule voix : il ne faut pas d’une seule Allemagne. Attali (conseiller de Mitterand) a parlé du rétablissement d’une sérieuse union franco-soviétique, impliquant une « intégration » militaire (qui pourrait servir) pour des actions communes en cas de désordres ». Tatcher (premier ministre britannique) parlant « off record » à sa demande a dit qu’elle était catégoriquement contre « l’unification de l’Allemagne ».
(Selon Roland Dumas, Bush père n’en veut « jamais » ou « dans vingt ans ». On observera que l’opposition ou les réticences viennent davantage des pays occidentaux que de l’URSS. Mais selon Roland Dumas, Mitterand était favorable à l’unification pourvu qu’elle ait lieu dans la perspective, « avec la force magnétique » de l’unification européenne, notamment monétaire, dont il craint que l’Allemagne unie s’éloigne. Arte 4-11-2009)
11 octobre 1989
(Kohl téléphone, demande à parler à Gorbatchev) Je suis sûr qu’il veut se « laver » des déclarations sur (contre) la réunification (en liaison avec les fuites de citoyens de RDA vers la RFA) La conversation a duré 17 minutes : Kohl a promis de l’aide à la Hongrie et à la Pologne, il s’apprête à partir pour Varsovie, et le plus important : il assure qu’il ne veut pas déstabiliser la RDA. Gorbatchev est satisfait.
(Politburo à Berlin-Est) Krenz transmet à l’ambassadeur soviétique pour G qu’il va « poser la question des changements ». Honecker le prévient : tu seras mon ennemi ! Mais il (Krenz) agit semble-t-il. Comment cela va-t-il se terminer ?
(Dans son journal, TchernaIev décrit le contexte en URSS : l’économiste libéral Chmelev déclare que le pays court à la catastrophe, contrairement à des prévisions moins pessimistes de la CIA. L’opposition démocrate à Gorbatchev, autour de Boris Eltsine et Youri Afanassiev, se montre de plus en plus virulente. Les révélations sur le Goulag se poursuivent. Gorbatchev n’a pas les moyens de réaliser ses décisions. Le parti ne le reconnaît plus en tant que dirigeant. L’appareil est démoralisé à tous les niveaux. « La classe ouvrière relève la tête, dangereusement. » Des meetings ont lieu qui réclament une Perestroïka « socialiste et non capitaliste ».)
8 novembre
Berlin : le comité central du SED élit au secrétariat général le réformateur Hans Modrow, en remplacement d’Egon Krenz.
9 novembre : les autorités de RDA ouvrent le mur.
(Les Allemands de l’Est s’engouffrent par les brèches pour aller découvrir « le paradis occidental » regorgeant de marchandises et de voitures luxueuses. Ce sera le choc, si pas le tournant décisif vers la liquidation de la RDA. Dans les jours qui suivent, le Mur commence à être détruit à coup de pioches et de marteaux. Les manifestations du lundi se succèdent à Leipzig pour exiger les libertés, la démocratie. Des rassemblements monstres auront également lieu à Berlin. Le SED tente de nouer le dialogue avec la population qui se concrétisera par des « tables rondes » avec les autres forces politiques)
10 novembre 1989
Le Mur de Berlin s’est effondré. Toute une époque s’achève dans l’Histoire du « système socialiste ». A la suite des POUP (PC polonais) et PSOH (PC hongrois), Honecker est tombé. Jivkov (leader bulgare) prend « le départ ». Restent nos « meilleurs amis » : Castro, Ceaucescu, Kim Ir Sen, qui nous haïssent furieusement. Mais la RDA, le Mur de Berlin, c’est l’essentiel, il n’est déjà plus question de « socialisme », mais de changement des rapports de force mondiaux, c’est la fin de Yalta, de l’héritage stalinien, de « l’écrasement de l’Allemagne hitlérienne » dans la grande guerre. Voilà ce qu’a accompli Gorbatchev !
17 novembre.
Hans Modrow, nouveau chef du gouvernement, présente un programme de démocratisation de la RDA et de réunification allemande sous forme confédérale. (contractuelle)
28 novembre.
Kohl présente devant le Bundestag son « Plan en dix points pour la réunification ». Il n’a consulté ni les alliés occidentaux ni l’URSS. Il n’y est aucunement question de « confédération » avec la RDA, mais bien d’unité monétaire et d’un seul état allemand.
10 décembre 1989
(compte-rendu de la rencontre à Malte entre Bush père et Gorbatchev. La discussion roule sur la situation en Europe, la question allemande… Gorbatchev s’emporte : )
Kohl est pressé, il s’agite, il n’agit pas sérieusement, de manière irresponsable : il exploite le thème de la réunification dans des buts électoraux. Qu’est-ce que ce sera l’Allemagne unie ? Est-ce qu’elle sera neutre, sans appartenance à une alliance politico-militaire, à l’OTAN ? Je pense que nous devons donner à comprendre qu’il serait prématuré d’examiner l’une et l’autre question. Laissons le processus s’accomplir, il ne faut pas le forcer. Vous et nous sommes responsables de la division de l’Allemagne. Ainsi s’est déroulée l’Histoire. Elle doit démêler ces questions dans l’avenir. Je crois que nous nous comprenons sur ce point.
Mais Bush approuva Kohl. Gorbatchev reprit la parole et insista sur la nécessité de ne pas précipiter les choses. Bush marqua son accord, « nous n’allons pas tenter d’accélérer la décision sur la réunification (…) Je ne vais pas me laisser tenter par des actions qui pourraient avoir des conséquences dangereuses ». Un peu plus tard, Gorbatchev aborde la question des blocs politico-militaires :
Dans la mesure où l’OTAN et le Pacte de Varsovie sont des institutions de la guerre froide, Gorbatchev propose de réfléchir ensemble aux moyens de les reconstruire, de les délivrer de leur nature, portée à la confrontation, de leur conversion en organisations politiques.
La confiance, le nouveau facteur le plus important de la politique mondiale (…) le rejet de l’approche idéologique déjà proclamé par G. un an auparavant dans son discours à l’ONU, a reçu à Malte sa concrétisation, c’est un moment décisif du développement mondial. La rencontre à Malte (…) ce n’est pas un symbole, c’est pour l’essentiel la fin de la guerre froide.
(Contexte en URSS au tournant de 1989-1990 : dégradation et désorganisation économiques rapides, explosion des inégalités sociales et déchaînement des séparatismes en pays baltes, crise spécialement avec la Lituanie, en Géorgie, en Arménie, en Azerbaidjan. Les nouveaux plans de réformes « de marché » se succèdent et rivalisent, sur fond de « double pouvoir » entre le centre fédéral (Gorbatchev) et la Russie (Eltsine), qui se paralysent mutuellement, le mouvement ouvrier et les grèves se multiplient, exprimant le rejet de Gorbatchev et le soutien à Eltsine, qui rassemble à Moscou d’immenses meetings « démocratiques », et va provoquer la scission du PCUS.)
1990
2 janvier 1990.
Politburo. (G constate le départ des communistes du pouvoir en Europe centrale) Il répète que « là où l’on retarde, l’explosion est inévitable, y compris dans des pays matériellement avantagés comme la RDA et la Tchécoslovaquie ».
(A la même époque, l’URSS décide de priver la RDA des avantages commerciaux dont elle bénéficiait, notamment pour la livraison à la bas prix du pétrole. C’est un premier coup mortel porté à l’économie de la RDA)
28 janvier 1990
Iakovlev[3] surgit inopinément à Volenskoie.[4] (Il recommande) de réunir le Congrès des Députés du Peuple et d’instaurer le pouvoir présidentiel. (de façon à enlever les leviers du pouvoir au Politburo et même au Soviet Suprême- parlement « bavard »). Propose (que G) parle à la TV et déclare, en en appelant au peuple et en prenant sur lui toute la responsabilité personnelle (du pouvoir), pour un programme extraordinaire selon les formules : la terre aux paysans, les fabriques aux ouvriers, l’indépendance réelle des républiques, pas d’état fédéral mais une union d’états, le multipartisme et le renconcement de fait au monopole du PCUS, d’importants emprunts à l’Occident, une réforme militaire (…) le retrait des troupes d’Europe orientale, la liquidation des ministères, la réduction drastique de l’appareil (en économie : prendre appui sur l’entreprise privée) En réponse, je dis à Iakovlev : il s’agit d’un coup d’état. Oui, répond-il, et il ne faut pas tarder !
(Ce « coup d’état » n’aura pas lieu. Les luttes de pouvoir et le démantèlement chaotique du système vont se poursuivre, tandis que s’accroît l’influence des nouveaux milieux d’affaires et des circuits parallèles et criminels, l’exportation des capitaux, le pillage des matières premières et autres métaux et matériaux. Seul point du programme de Iakovlev mis en application en 1990 : l’abolition du « rôle dirigeant » du PCUS. (article 6 de la Constitution). Après le putsch non moins chaotique des « conservateurs » en août 1991, la direction russe de Boris Eltsine mettra en œuvre la « révolution capitaliste » et les privatisations. Après la fin de l’URSS en décembre 1991)
26 février 1990
(T revient sur une discussion antérieure au Comité Central, avec G. et une série d’autres responsables où il est question de l’Allemagne) (T) propose de s’orienter vers la RFA et non la RDA où nous n’avons plus d’appuis pour influencer le processus. Plus précisément, de s’appuyer sur Kohl et non sur le SPD (social-démocratie) qui fait de tout cela un objectif de campagne électorale. (…) Je ne suis pas contre d’appeler à Moscou (le nouveau leader de RDA) Modrow[5](…) Gysi[6], nous n’en avons pas besoin. Pourquoi se coller à un parti qui de facto va disparaître ! (Ils ne sont pas d’accord avec moi) Et ensuite, réunir « les six » (chesterka) : Etats-Unis, Angleterre, France, URSS, plus Kohl et Modrow.
(Chevarnadze[7] le soutient, pas Rijkov[8])
Gorbatchev relève cinq points d’action. Il s’oriente vers :
1) En RFA : Kohl et le SPD.
2) Les six : 4+2.
3) (En RDA) sur Modrow et le SED. (« Il n’est pas possible que dans ses 2,5 millions de membres il n’y ait pas de quoi former une force réelle »)
4) Sur Londres, Paris (…)
5) A Akhromeev (le général) : prérarer le retrait de RDA : le problème est plutôt interne qu’extérieur. Que faire des 300.000 soldats, dont 100.000 officiers et leurs familles ?
2 mars 1990
(T. reçoit un message de Margaret Tatcher qui s’inquiète de la réunification allemande) C’est compréhensible, nos arguments sont les mêmes. Mais pour eux (Occidentaux) il y a une issue : l’Allemagne dans l’OTAN.
8 mars 1990
Bundestag. Reconnaissance de l’intangibilité des frontières.
(de la Pologne, sur laquelle Kohl était longtemps resté silencieux)
18 mars 1990
Elections en RDA. Victoire de la CDU (Union Chrétienne Démocrate de RDA) de Lothar de Maizières
( A noter l’importance de la CDU de RDA qui, malgré son statut de parti-croupion du système SED, qui était formellement pluraliste, réussit à reprendre de l’autonomie et sert de relais à l’offensive de Kohl. Le chrétien démocrate De Maizières deviendra, après la défaite électorale du SED, le véritable et dernier leader de la RDA. Il me semble qu’en dépit du formalisme du régime « pluraliste » est-allemand, la CDU avait continué à représenter, dans le cadre du système, une tradition chrétienne évangélique ravivée par le vacuum idéologique des années 80. Au moment où s’efface le SED, c’est cette CDU qui s’mpose « naturellement » comme l’interlocutrice de la…CDU de Kohl à l’Ouest)
1 mai 1990
Premier Mai sur la Place Rouge. Journée historique. Pour la première fois, sur la place, se tient un meeting, non pas avec des vivats, mais avec des revendications et des avertissements. Après la première vague, officielle, des manifestants, vient une deuxième, des « clubs d’électeurs moscovites » avec des slogans : « A bas Gorbatchev ! », « A bas le PCUS, exploiteur et pilleur du peuple ! « « A bas le socialisme ! », « A bas l’Empire rouge fasciste !, « Liberté pour la Lituanie ! », « Parti de Lénine, tire-toi ! » (…) Quelle haine ! Ils sont 30.000.
5 mai 1990
Le Politburo donne les directives à Chevarnadze pour le « 2+4 ». Mais Gorbatchev les assortit d’un discours bétonné : « Ne pas faire entrer l’Allemagne (unifiée) dans l’OTAN ! »
(T proteste contre ce « faux patriotisme » et croit pouvoir convaincre G. que l’Allemagne entrera de toute façon dans l’OTAN. La Conférence 2+4 se tient à Bonn)
5 mai 1990.
Sommet 2+4. Les deux états allemands et les quatre puissances ex-alliées de la deuxième guerre mondiale et victorieuse de l’Allemagne nazie – URSS, USA, Grande-Bretagne, France- règlent les aspects internationaux de la réunification allemande.
7 mai 1990
Chevarnadze accomplit sa mission : 2+4. Mais d’après son rapport à G. comme d’après les messages chiffrés (secrets), il est clair que nous avons perdu, que nous avons renoncé au document du Politburo concernant l’adhésion de l’Allemagne à l’OTAN (…) La rencontre avec Kohl est déclarée par lui «historique » et il ajoute : « Maintenant, il n’y a plus aucun obstacle »
1 juillet 1990
Union économique et monétaire entre RFA et RDA.
(Après l’introduction du D Mark (Ouest) à l’Est, c’est ce qui met virtuellement fin à l’existence de la RDA. C’est le deuxième coup mortel porté à l’économie de la RDA. Le relèvement du mark Est a déjà pour effet de la priver de la plupart de ses clients importateurs…que l’Allemagne réunifiée va récupérer plus tard. Un troisième coup mortel : la Treuhand, organisme créé par la RDA pour sauvegarder ses entreprises passe sous le contrôle du gouvernement ouest-allemand. Dès ce moment, la Treuhand servira aux liquidations et privatisations des entreprises jugées non rentables…ou trop concurrentielles. Au passage, on liquide aussi nombre de services sociaux tels que les crèches, ce qui a une autre conséquence : le renvoi au foyer de milliers de femmes est-allemandes. Le brusque effondrement économique et social, en l’espace de quelques mois, fait perdre toute confiance en l’avenir de la RDA, le mouvement d’émigration vers l’Ouest s’accélère et pour ceux qui restent, il n’y a plus qu’un espoir à l’horizon : que la RDA intègre la RFA !)
15 juillet 1990
Aujourd’hui, Kohl. (à Moscou) Gorbatchev confirme son accord avec l’entrée de l’Allemagne unifiée dans l’OTAN. Kohl est déterminé et d’attaque. (naporist) Il mène un jeu honnête mais dur. Et il ne s’agit pas que des appâts (les crédits), il s’agit de ce que la résistance est insensée, elle irait contre le cours des événements.
( Dans ses mémoires, en 1996, Helmut Kohl évoquera les « près de 100 milliards de marks » versés à Moscou pour prix de l’unification)
16 septembre 1990
T. relève un article paru dans la « Literatournaïa Gazeta » (alors de tendance très libérale, en faveur des eltsiniens). Il est signé Viktor Nekrassov, célèbre auteur des « Tranchées de Stalingrad » (Prix Staline 1948) passé à la dissidence puis à l’exil. L’article date de 1981. T. cite la phrase-choc « L’ennemi (nazi) fut vaincu. Nous avons eu la Victoire. Mais notre cause s’est révélée injuste » (Ho delo nache okazalos’ nepravoe).
Ce genre de remise en cause de la Victoire de 1945 est extrêmement choquant pour la population soviétique, et le demeure encore aujourd’hui. La publier en 1990 souligne aussi qu’avec la fin de la RDA et l’unité allemande, la « perte » de l’Europe centrale, « la Victoire » est devenue « Défaite ». Ce que beaucoup ne pardonneront pas à Gorbatchev.
Nekrassov songeait évidemment à l’occupation de l’Europe centrale par l’Armée Rouge et non à la résistance à l’Allemagne nazie. Des auteurs russes font aujourd’hui la distinction entre « la cause juste » de l’URSS résistante à l’agression nazie, et la « cause injuste » qui consista à imposer des régimes communistes en Europe centrale et orientale « dont les peuples ne voulaient pas » et dont ils se sont libérés en 1989.
2 octobre 1990
Il est vraiment temps de dissoudre le Soviet Suprême. (parlement réélu en 1989) On y a examiné aujourd’hui l’annulation du Traité d’Amitié avec la RDA. Il semblait que ce soit un acte de routine. Les Allemands l’avaient supprimé par décision gouvernementale. Un sujet (la RDA) du Traité n’était plus là. Mais les nôtres (nachi) ont discuté pour que soit exigé de Kohl qu’il parraine le Traité, alors qu’on y mentionne l’intangibilité des frontières entre les deux Allemagnes et la lutte contre l’impérialisme ouest-allemand etc… (…) C’est une provocation délibérée contre la politique allemande de Gorbatchev, de la part de ceux qui, tel que le général Makachov[9] et cie, estiment que l’Europe de l’Est a été cédée sans combattre.
3 octobre 1990
La RDA cesse d’exister et ses territoires sont absorbés par simple extension de la RFA. C’est ce qu’on appellera « la réunification allemande ». De facto, il s’agit bien d’une annexion.
Post-scriptum
Braquer les projecteurs sur les seuls événements de la « chute du Mur » et des négociations entre « Grands » est certes réducteur. D’importants changements, dans la société et les structures soviétiques, avaient préparé de longue date le grand tournant des années 80.[10] Il n’y a pas d’avenir pour des économies socialistes, mêmes réformées, dans la mondialisation marchande. Le pays le plus exposé, la RDA, ne peut évidemment soutenir la concurrence ouest-allemande. Son économie est performante tant qu’elle reste axée sur ses partenaires de l’Est et du tiers-monde. Elle ne peut rivaliser avec l’Ouest. D’autant qu’avec la hausse de la valeur de son mark, « offerte » par Kohl et qui réjouit la population, les exportations s’effondrent. Les entreprises chancelantes deviennent alors une proie facile pour la Treuhand passée sous contrôle de l’Ouest. Ne subsisteront, mais privatisées au profit des multinationales occidentales, que les usines technologiquement aux standards mondiaux.
Il n’y eut donc pas de « grand complot » dans la tragédie finale où l’on voit les dirigeants soviétiques, principalement Mikhaïl Gorbatchev, chercher désespérément, et sans doute trop tard, une issue à la crise du système et à l’impasse du « socialisme réel » dans un monde en voie de globalisation. Pas de « complot », mais sans doute une série de « coups de grâce » portés par le bloc occidental à un bloc de l’Est très affaibli.
L’URSS y a perdu la compétition technologique et militaire avec les Etats-Unis et n’est plus en mesure d’exercer sa domination en Europe centrale. Au moment où l’Allemagne est en voie de réunification, la diplomatie soviétique moribonde est aussi confrontée (Tcherniaev l’évoque) aux défis de l’après-chute du Mur : la guerre du Golfe qui se prépare, la dislocation de la Yougoslavie, l’affirmation hégémonique de l’hyperpuissance américaine. L’attaque du Koweit par l’Irak de Saddam Hussein sera le prétexte, pour les Etats-Unis, d’affirmer leur hégémonie au Proche-Orient, spécialement face à la puissance européenne émergente. De même, l’occasion suivante que sera la désagrégation « assistée » de la Yougoslavie. Ironie de l’Histoire : les armements de la RDA seront livrés à la Croatie séparatiste par les services secrets ouest-allemands.
Le Pacte de Varsovie va s’auto-dissoudre. L’OTAN va s’élargir à l’Est. S’il y a bien « tromperie sur la marchandise », ce sont incontestablement les discours feints ou naïfs sur la « nouvelle pensée », le désarmement des états et des esprits auquel, d’après Gorbatchev et les dirigeants de l’Ouest, la fin de la guerre froide donnerait lieu.
Nombre de pacifistes et de démocrates se laissent prendre au piège. Ils semblent ignorer qu’au delà de « l’affrontement des blocs Est et Ouest », la guerre froide ou chaude doit nécessairement continuer sur tous les fronts où se décide l’avenir de la planète : l’accès aux matières premières, la maîtrise des territoires, la domination des plus riches et des plus forts sur les plus pauvres et les plus faibles.
Le siècle soviétique s’achève. Un autre commence.
J-M Chauvier
[1] Le dernier étant l’autodissolution de l’URSS en 1991.
[2] De 1986 à 1992, j’ai été l’envoyé spécial du « Monde diplomatique » et de la RTBF en URSS. (Collaborateur du « Monde diplomatique » de 1982 à 2009)
[3] Alexandre Iakovlev : idéologue du PCUS et de la « Perestroïka », s’est présenté par la suite comme celui qui, dès 1985, avait recommandé à Gorbatchev le démantèlement du système.
[4] Datcha gouvernementale dans la périphérie ouest de Moscou.
[5] Hans Modrow : dirigeant réformateur du SED sur lequel Moscou avait voulu jusque là s’appuyer contre Honecker.
[6] Gregor Gysi, plus radicalement réformateur, transformera bientôt le SED en PDS « Parti du socialisme démocratique » . Dans les années 2000, il animera « Die Linke » avec Oscar Lafontaine, fusion entre le PDS et une dissidence de gauche du SPD.
[7] Edouard Chervarnadze : ministre des affaires étrangères.
[8] Nikolaï Rijkov : premier ministre.
[9] Albert Makachov, général opposé à Gorbatchev, futur membre du nouveau Parti Communiste de la Fédération de Russie que créera Guennadi Ziouganov.
[10] Cf mon livre « URSS, une société en mouvement », ed. de l’Aube, 1988, reed 1990
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