jeudi 21 février 2013

MALI, SAHEL, ALGERIE, LA NOUVELLE DONNE DU PROJET IMPERIAL



Avec l'intervention de l'armée française à sa frontière septentrionale et la sanglante
prise d'otages opérée sur son territoire, dans la base de Tiguentourine, l'Algérie est
happée pour la première fois de façon directe dans l'engrenage d'enjeux
géostratégiques de portée internationale. Des deux événements, c'est de loin l'action
militaire de la France au Mali qui revêt l'importance la plus grave, pour deux raisons
au moins.
La première est que l'Etat malien va disparaître pour de bon, quels que soient les
simulacres institutionnels qu'on ne manquera pas de lui dédier dans les mois à venir.

Bien que les Français prétendent le contraire, le Mali, "retenu" pour servir de
marchepied au projet néo-colonialiste au Sahel, est pour l'heure perdu pour les
Maliens, toutes appartenances confondues. La présence française, légitimée par la
mise en scène impériale des visites de François Hollande à Tombouctou et à Bamako,
est appelée à se pérenniser. Elle recevra sans doute le renfort d'une implantation, plus
ou moins déclarée, des forces armées d'autres grandes nations de l'OTAN flanquées
de leurs logistiques diverses. Perdues aussi, cela va sans dire, les matières premières
dont le sous-sol du pays regorge car les forces françaises sont au Mali la tête de pont
de la prédation, l'avant-garde de l'afflux accéléré des investisseurs dont rien ne pourra
entraver l'accaparement total des richesses du pays.
La seconde raison est que le spectacle de tous ces Etats d'Afrique occidentale,
renouant avec les servitudes coloniales et faisant dans un même élan à l'ex-puissance
occupante l'apport de leurs contingents, augure d'une reprise en main sur le terrain par
la France (pour le compte du camp occidental dans son ensemble) de la supervision
stratégique et économique de la région. Il fallait donc croire sur parole l'actuel
président français quand il s'engageait à renoncer aux méthodes de la Françafrique :
c'est un retour à l'Afrique française qui a sa préférence.
UNE INTERVENTION QUI NE CONTRARIE PAS LES PROJETS AMERICAINS
On l'aura compris, une telle analyse suppose acquis le fait que le processus ouvert par
la rébellion targui et ayant conduit à l'intervention de l'armée française a été
prémédité. [Lire à la suite de cet article notre interprétation des événements maliens
qui ont conduit à l'intervention française]. Une fois admise une telle lecture des faits,
il convient de s'interroger sur les changements prévisibles des rapports de force dans
la région.
La thèse soutenue par Samir Amin1
 d'une France jouant sa propre carte contre les
Etats-Unis et leurs alliés du Golfe pour faire avorter le projet d'un "Sahelistan" dont
"les ressources ne seraient pas ouvertes principalement à la France, mais en premier
lieu aux puissances dominantes de la Triade [Etats-Unis, Europe, Japon]" et dans
lequel la France "qui était parvenue à sauvegarder du projet du "Grand Sahara2
" le
contrôle du Niger et de son uranium, n'occuperait qu'une place secondaire", contient
sans doute une part de vérité. On peut concevoir en effet que l'intervention militaire au Mali fût une initiative
relativement indépendante de la France, pour laquelle elle n'a pas forcément attendu le
feu vert des Américains. Mais est-ce à dire pour autant qu'elle contrarie les projets
américains? Ce qu'il n'est pas possible d'entériner dans la proposition d'Amin, c'est le
fait qu'il affirme que les monarchies du Golfe seraient hostiles à l'initiative en même
temps que les Etats-Unis et leurs alliés atlantistes, alors que l'Algérie l'aurait
"immédiatement soutenue". Il est certain bien au contraire que l'Algérie la voit d'un
mauvais œil, non seulement parce que l'implantation militaire française risque de
ruiner le statut régional qu'elle s'est taillé à force de compromissions, mais aussi en
raison précisément de l'appui direct qu'y a apporté le Qatar, en particulier, dont la
montée en puissance ne peut manquer de l'inquiéter3
. La thèse est d'ailleurs tout
entière décrédibilisée par cette invraisemblable confiance que paraît placer un
analyste aussi lucide qu'Amin dans l'intention sincère de la France de "chasser les
islamistes" et de préparer la "reconstruction" de l'armée et de l'Etat maliens.
Nous serions en fait portés à croire que les Américains acceptent que la France vienne
sécuriser de plus près ses intérêts économiques dans la région et tire, ce faisant, les
dividendes de sa participation régionale à l'entreprise sécuritaire globalisée. Ce ne
serait après tout qu'une juste rétribution de la part active prise par la France au projet
de déstabilisation mené dans le monde arabe et notamment en Libye et en Syrie, au
moyen du mercenariat djihadiste fourni par les sous-traitants du Golfe.
La France situe explicitement son intervention dans le cadre de la lutte antiterroriste.
Or, ce cadre est conceptuel et la référence est ainsi délibérément faite à une doctrine
éprouvée dont la donnée cardinale est que les Etats-Unis sont les entrepreneurs en
chef de cette lutte à l'échelle mondiale à qui il revient d'en accréditer autant les
associés que les sous-traitants dans les différentes régions où elle se mène. Mais ce
qui demeure inavouable c'est qu'une telle lutte ne tire son unité et sa cohérence que de
la maîtrise du phénomène terroriste lui-même, de sorte que l'entrepreneur de la lutte
antiterroriste est par nécessité l'entrepreneur du terrorisme. S'il est, en effet, une
vérité que les "révolutions arabes" ont permis d'attester, c'est que l'existence de
groupes armés djihadistes autonomes, agissant séparément ou sous la conduite d'"ElQaéda",
est un mythe construit par la propagande occidentale. On n'a d'ailleurs jamais
pu les identifier à un quelconque projet politique tant soit peu réaliste, eux-mêmes
étant incapables de se donner des objectifs ou encore moins une stratégie qui
excèdent les imprécations caricaturales qu'on leur prête.
LA RATIFICATION DES PROCEDES DU "PRINTEMPS ARABE"
Cette vérité a été mise en lumière par les modalités de leur instrumentalisation au
service des "révolutions arabes". Comme le souligne l'analyste arabe Nahidh Hater, à
propos des enseignements à tirer de la guerre menée contre la Syrie :
Si les Etats-Unis ont eu recours à des armées de terroristes et de mercenaires dans
plusieurs guerres menées au 20e
 siècle contre les pays en lutte pour leur liberté, ils
n'avaient pu bénéficier d'un certain nombre de données politiques, socioculturelles et
géostratégiques qui leur fournissent [aujourd'hui] la possibilité d'utiliser des armées
inépuisables de fanatiques mercenaires itinérants, incités à combattre et financés par
des pays particulièrement riches, en totale concordance avec les projets
impérialistes dans une région du monde très étendue dont il se trouve qu'elle est
devenue le terrain principal de la stratégie militaire américaine.4Deux conséquences en découlent. La première est la simple confirmation du fait que
le "djihadisme" est une mouvance subalterne par essence, dont les seuls perspectives
propres sont à la mesure de son niveau de conscience réduit à des projections
irrationnelles de nature infra politique, mais dont les troupes sont opportunément
prises en main et mises en mouvement par des donneurs d'ordre associés aux projets
les plus sophistiqués qui soient, au service d'intérêts bien tangibles.
La seconde, plus importante, a trait au tournant que l'on voit s'opérer depuis les
"révolutions" libyenne et syrienne : ces troupes sont désormais susceptibles d'être
ouvertement enrôlées dans des engagements militaires d'envergure, et pour cela
pourvus d'un véritable armement de guerre, avec l'appui des armées et des logistiques
militaires de l'OTAN, alors qu'auparavant elles étaient supposées "frapper les intérêts
occidentaux". S'affirme ainsi une "flexibilité" inédite dans l'exploitation des
ressources du djihadisme, dictée par le passage de la stratégie de lutte frontale contre
le terrorisme de Bush à la stratégie de déstabilisation des régimes arabes adoptée par
Obama, dans laquelle ne se dément pas, mais bien au contraire s'épanouit au grand
jour, le rôle de sous-traitants joué par les monarchies du Golfe, dont celui du Qatar est
aujourd'hui le plus en évidence. Cette évolution est rendue possible par le fait que ces
cohortes de combattants n'ont jamais eu d'autres cibles que celles que leurs
commanditaires leur désignent ponctuellement.
Elle permet au passage d'interpréter au plus près de sa vérité l'apparente duplicité de
l'attitude du Qatar qui marque officiellement son hostilité à l'intervention menée au
Mali par le pays dont il fut et demeure l'allié en Libye et en Syrie et auquel le lie un
accord de défense, des informations relayées en particulier par le Canard Enchaîné
indiquant en outre qu'après avoir armé les rebelles djihadistes du Nord, l'émirat aurait
envoyé des avions à Gao, au début du mois de février, pour en exfiltrer des
combattants (probablement du Mujao), quelques heures avant que la ville ne tombe
entre les mains de l'armée française5
. Ceux qui s'alarment d'une "trahison" du Qatar ou
de l'ingénuité de la France ont tort : en sa qualité de sous-traitant, le Qatar ne fait que
s'acquitter de sa mission en fournissant ses gladiateurs islamistes à chaque fois que les
expéditions des armées occidentales le requièrent et quel que soit l'usage auquel
celles-ci les destinent, selon leurs plans. Il importe peu qu'ils soient appelés à
combattre aux cotés de ces armées ou à leur donner la réplique au moyen de l'arsenal,
dérisoire au regard des moyens mis en œuvre par ces armées, dont on les aura
préalablement équipés.
Et puis, dans cette stratégie de l'ombre, la duplicité n'est-elle pas de rigueur? Et celle
de la France qui a combattu aux côtés des djihadistes en Libye et les soutient en Syrie,
alors qu'elle fait toute une affaire de leur présence au Mali, est-elle moindre que celle
du Qatar?
L'arrivée tonitruante des troupes françaises, précédée de l'entrée en action de
formations de combattants djihadistes dans une région où l'islamisme en armes
semblait se cantonner jusqu'à présent à des actes de terrorisme, essentiellement des
prises d'otages signale l'élargissement au Sahel des techniques et procédés
expérimentés dans le "printemps arabe". La mutation des hommes du Mujao en
guerriers "lourdement armés" selon l'expression favorite des médias, telle qu'elle
ressort des escarmouches qui auraient lieu autour de Gao et encore plus au nord, en
est l'indice.
Si donc la déstabilisation armée des Etats devait prendre le relais de l'activité
terroriste antérieure (des informations crédibles indiquent que le Qatar aurait
transformé la Libye en un vaste camp d'entraînement militaire), la généralisation des
techniques expérimentées dans le "printemps arabe" serait en cours, sous couvert de lamême référence générique à l'antiterrorisme. Ces techniques se caractérisent par le
recours à ces djihadistes pour d'authentiques opérations de guerre contre les Etats
visés avec, autant que possible, une présence militaire occidentale directe prenant
appui sur l'infiltration des mercenaires dans une coopération susceptible de prendre,
comme dans le cas malien, les formes les plus paradoxales. Le passage d'une stratégie
reposant sur la lutte antiterroriste classique à une stratégie de "sécurisation de l'accès
aux matières premières" au Sahel pourrait avoir la préférence de la France du fait que
le terrorisme a pour inconvénient collatéral, dans cette région, de perturber la libre
circulation des cadres expatriés de ses sociétés exploitantes6
. C'est une telle stratégie,
dirigée contre des régimes locaux récalcitrants, qui a motivé l'occupation de l'Irak,
avec un coût politique et financier exorbitant qui explique les nouvelles options du
"printemps arabe". Mises pour l'instant en échec en Syrie, celles-ci ont permis de
remporter un succès de référence en Libye où la relance de la production pétrolière
s'accommode parfaitement de la déliquescence de l'Etat. Nul doute que la France a su
obtenir de ses alliés leur aval pour son expérimentation au Sahel où elle prend l'allure
d'un retour pur au simple au colonialisme en raison de la corruption des élites de toute
l'Afrique de l'Ouest héritée d'un demi-siècle de Françafrique. Nul doute aussi que les
raisons de redouter des développements graves pour l'Algérie seraient alors réelles.
VERS UN "DECLASSEMENT" DE L'ELITE SECURITAIRE ALGERIENNE?
On appréhendait depuis le déclenchement des "révolutions arabes" que le pays soit
aspiré dans la spirale de déstabilisation et de remodelage du Maghreb et du ProcheOrient et d'aucuns estiment que cette crainte est en voie de réalisation. Des
inquiétudes relatives à la souveraineté et à l'intégrité territoriale du pays se font jour,
alors que le retour en force de l'ex-puissance coloniale provoque un choc.
Au prix d'un contresens délibéré, d'aucuns persistent à l'action menée ces dernières
années par Alger pour coordonner avec ses voisins du Sud la lutte contre le
terrorisme. Ceux-là considèrent que c'est l'influence diplomatique d'un Etat algérien
farouchement attaché à sa souveraineté que la France est venue contester. L'Algérie a
prôné la prééminence de l'action des pays dits du champ (c'est-à-dire elle-même ainsi
que le Mali, le Niger et la Mauritanie) regroupés dans un dispositif de "lutte
antiterroriste" dénommé comité d'état-major opérationnel (Cemoc), composé des
commandements militaires des quatre Etats, créé en 2010 et basé à Tamanrasset. Le
dispositif, dont il ne reste forcément rien, se destinait à faire face à la "détérioration de
la situation sécuritaire" dans le Sahel, attribuée officiellement à AQMI mais aussi,
depuis la chute de Kadhafi, à la nouvelle vocation terroriste et mafieuse que se
seraient découverte les Touaregs rentrant de Libye.
Cette représentation élogieuse d'une Algérie combattant la menace terroriste et
disputant, dans cette mission, le leadership à la France, est l'œuvre de la presse
algérienne qui loue chez le pouvoir d'Alger des vertus telles que la solidarité interafricaine et l'esprit de résistance au néocolonialisme français qu'il a en réalité reniées.
La notion de pays du champ ne manquait pas de sens en apparence, s'appliquant aux
seuls quatre pays de la région qui n'accueillaient pas officiellement de troupes
françaises sur leur sol. Mais, d'une part, l'armée française ne s'est pas privée dans un
passé récent d'effectuer des opérations conjointes avec les troupes mauritaniennes,
nigériennes et maliennes sur leurs territoires respectifs. Et, d'autre part et surtout, cette
doctrine de l'autonomie de la décision des pays du champ pêchait par son postulat que
l'Algérie serait le champion de l'autonomie de décision.
D'autres voix, qui ne paraissent réprouver l'intervention militaire française que par
l'acquis d'une conscience anticolonialiste réduite a ce qu'elle a de plus rituel,concentrent leurs critiques sur le seul régime algérien. Elles viennent du camp de ceux
qui ont scruté, avec parfois un appétit morbide, les moindres soubresauts de la rue
algérienne, y guettant les signes annonçant que les vents mauvais du "printemps
arabe" viendraient enfin souffler sur le pays; de ceux-là mêmes qui ont approuvé les
entreprises de dévastation menées en Libye et en Syrie, et applaudi en particulier aux
initiatives françaises en Libye.
En réalité, on doit appréhender les possibles conséquences des événements maliens
sur l'Algérie sous le prisme des effets de l'évolution de la stratégie sécuritaire
globalisée dans la région du Sahel.
Et nous sommes requis, en abordant cette question cruciale, de garder à nos analyses
un minimum de constance. Il est une donnée cardinale qu'il faut prendre en compte :
c'est d'abord en sa qualité de protagoniste de cette stratégie globalisée que l'Algérie
peut subir les contrecoups de sa mise à jour.
Le pays a, avec le terrorisme attribué à l'islamisme, une histoire qui a commencé il y
a plus de vingt ans et qui est entrée depuis la dernière décennie dans sa deuxième
phase, apparemment arrivée aujourd'hui à son terme. On se rappelle qu'au cours de la
première, le pays avait été meurtri par une impitoyable violence d'Etat érigée en mode
de gouvernement dont le terrorisme, sous la figure centrale du GIA, fut depuis sa
première manifestation en 1992 à l'aéroport d'Alger le principal instrument. La
seconde période a été inaugurée par la conversion de l'héritier du GIA, le GSPC, en
AQMI qui a progressivement fait de la zone sahélienne son terrain d'action. Il n'est
pas discutable, à notre sens, que la série d'attaques terroristes attribués à AQMI aussi
bien en Algérie, jusqu'au cœur du pouvoir à Alger7
, que dans le Sahara algérien et la
région du Sahel, avec de multiples prises d'otages, ne fut que la poursuite de la
stratégie de guerre amorcée par l'élite sécuritaire algérienne depuis les années 1990.
Cependant, le transfert des violences vers le Sahel, avec en particulier la bénédiction
donnée en 2006 à AQMI par "El Qaéda historique", était la marque de
l'internationalisation du projet, de son inclusion dans la démarche sécuritaire
globalisée fondée sur le couple terrorisme/antiterrorisme.
Le label conféré par El Qaéda à AQMI allait nécessairement de pair avec la
consécration du régime algérien comme sous-traitant de l'antiterrorisme par
l'entrepreneur en chef américain. En parallèle, l'implication de l'Algérie dans l'OTAN,
par le biais du Dialogue méditerranéen, ainsi que le renforcement des liens entre les
armées algérienne et américaine et l'implantation d'une base US dans le Sud du pays,
probablement dans la région de Tamanrasset8
, indiquaient que l'élite sécuritaire toutepuissante, après avoir asservi le peuple et la société dans toutes leurs expressions à
l'intérieur, avait durablement aliéné la souveraineté extérieure du pays.
Mais elle ne pouvait ignorer que le statut de sous-traitant, octroyé par les puissances
impériales à des vassaux interchangeables, n'était assorti d'aucune garantie, ce que
Ben Ali et Moubarak ont aujourd'hui tout loisir de méditer. Voilà pourquoi l'intrusion
dans la région des procédés et des acteurs du "printemps arabe", dans la mesure où
elle annoncerait la refonte du projet impérial dans le Sahel, peut s'accompagner d'un
"déclassement" de l'oligarchie sécuritaire algérienne aux conséquences imprévisibles.
Il est dans ce contexte vain de supposer que celle-ci puisse se constituer, dans une
entente avec l'arrivant français telle qu'a pu l'analyser Samir Amin, une marge de
négociation. La fragilité de la position des sous-traitants n'a d'égale que l'indissoluble
solidarité existant entre les entrepreneurs sécuritaires, d'autant que la France a montré,
en Libye et en Syrie, qu'elle était le plus déterminé des adeptes de la nouvelle
approche impériale. Les précédents arabes en attestent, ni les accords économiques
conclus par l'Algérie avec le Qatar et la France, ni les prises de participation opéréesen commun ne constituent une assurance. Lorsque l'émirat s'est déclaré comme
l'ennemi juré du régime syrien, il venait à peine de nouer avec lui une coopération
multiforme des plus prometteuses qui s'apparente rétrospectivement à un "baiser de la
mort".
Il aurait fallu au surplus que, en proportion de son poids économique dans la région,
l'Algérie puisse compter sur une direction digne de ce nom dotée, à l'heure des grands
périls, d'une capacité de proposition politique à la hauteur des menaces. Car les axes
d'une riposte constructive existent et consisteraient à aller plus avant dans les
partenariats et les alliances alternatives avec les puissances tierces telles que la Chine
et la Russie, par exemple. Or, le pays subit l'hégémonie d'une oligarchie sécuritaire
ayant une vision étroite et primitive de ses privilèges qu'elle ne sait défendre que par
les manœuvres de survie et les "coups tordus". Il est d'ailleurs significatif que
l'intervention militaire française n'ait eu pour effet immédiat, dans le silence
assourdissant des autorités supérieures du pays, que l'attaque, aussi brutalement
exécutée que réprimée, menée le 16 janvier contre le site de Tiguentourine.
DEUX HYPOTHESES EGALEMENT REDOUTABLES
Ce qui nous amène à conclure sur ce dernier point. Au regard de ce que nous avons
précédemment développé, cette attaque s'interprète de deux façons possibles.
- La première et, jusqu'à plus ample informé, la plus probable, est que le DRS en ait
été le commanditaire. Une telle hypothèse se nourrit de ses antécédents avérés de
manipulation du terrorisme.
Si l'on considère qu'AQMI est depuis plus de 10 ans un instrument de gouvernement
par la violence autant que d'influence régionale dont les cadres sont à la dévotion des
services algériens, on est fondé à douter de l'éventualité qu'une dissidence de
l'organisation, annoncée en décembre dernier par Mokhtar Benmokhtar, ait pu
suffisamment s'autonomiser pour mener une telle opération sans l'aval du DRS. Il faut
plutôt supposer que ce dernier, conscient que l'intervention militaire française
menaçait son statut de sous-traitant exclusif du terrorisme, aura voulu lancer un
avertissement à ses parrains occidentaux, en rappelant qu'il se tenait plus que jamais
au poste qu'ils lui avaient assigné et qu'il restait le plus sûr garant des intérêts et de la
sécurité de leurs investissements en Algérie.
Soutenir que cette hypothèse est inconcevable du fait que c'est une base gazière
stratégique pour le régime qui a été la cible de la prise d'otages, c'est faire bon marché
du machiavélisme foncier qui est l'essence même de l'instrumentalisation du
terrorisme. Et d'ailleurs, en quoi un site gazier serait-il symboliquement plus
stratégique que le siège du gouvernement qu'on n'a pas hésité à viser en avril 2011?
- Mais il existe une autre hypothèse, encore plus inquiétante pour le pays. C'est que
l'introduction dans la région de la nouvelle stratégie globalisée fondée sur la
méthodologie du "printemps arabe" est plus avancée qu'on ne l'aurait supposé, ce que
l'émergence et l'affirmation du MUJAO, sans doute au service des monarchies du
Golfe, indiquent déjà.
Il faudrait alors en conclure que l'élite sécuritaire algérienne a commencé à se faire
dépouiller de ses djihadistes et que l'opération d'In Aménas a eu d'autres
commanditaires que le DRS. Partant, comme il faut rejeter par ailleurs toute
possibilité qu'Ansar Dine soit lui-même (comme on l'a parfois soutenu) à la solde de
l'Algérie, puisqu'il fut, contre les engagements qu'il a pris à Alger9
, l'agent de
l'intervention militaire française, les apprentis sorciers du régime sont peut-être en
passe d'être évincés de leur statut de sous-traitant. Autrement dit, et cette conséquence
est, à y bien réfléchir, à redouter dans les deux hypothèses envisagées, en passe deperdre l'immunité qui les garantissait jusque-là contre la contagion du si mal nommé
"printemps arabe".
Ce qui pourrait ouvrir la voie à une attaque ouverte, ourdie dans l'esprit des
précédents libyen et syrien, mais dont il est difficile de prévoir le calendrier, les alibis
et les formes, contre le régime mais au préjudice incommensurable du pays tout
entier, et dont l'objectif serait, à la faveur du chaos qu'elle provoquerait, d'abattre les
quelques barrières que le pouvoir continue d'opposer, en dépit de toutes ses
concessions compradores, au pillage direct et illimité de ses ressources. Et peut-être
pire encore…
LORSQUE LA FRANCAFRIQUE EN APPELLE AUX DJIHADISTES
La mise en scène de la sécession du Nord Mali
L'interprétation des événements qui ont précédé au Mali l'intervention militaire
française ne se donne pas d'elle-même et la vérité que l'on peut en retirer ne
supprimera pas toutes les zones d'ombre. Ne sommes-nous pas habitués à la confusion
entretenue de toutes parts? Le processus par lequel se réalise progressivement une
stratégie au service d'intérêts économiques et stratégiques réels s'accomplit à coups de
faux-semblants, de leurres, qui dissimulent des acteurs de premier plan derrière des
figurants et les véritables enjeux de domination derrière des artifices, parmi lesquels
le plus redoutable est la sempiternelle invocation de la lutte antiterroriste.
Premier leurre d'une efficacité certaine : les développements pris par la question
targui. C'est peut-être là que se révèle le mieux la continuité existant entre le
"printemps arabe" et les événements actuels au Sahel. On sait que cette question a au
Mali une histoire vieille de cinquante ans, émaillée de révoltes, de répressions
sanglantes et de rémissions éphémères. La cause touareg a une réalité indiscutable et
les motifs légitimes d'un soulèvement de ces populations contre un Etat malien qui
s'est toujours joué des revendications de ses 500.000 ressortissants appartenant à cette
ethnie, ne manquent pas.
On se retrouve sur cette question, toutes proportions gardées, avec une donne de
départ qui rappelle les prémices des "révolutions arabes". Les causes objectives d'un
soulèvement armé targui étaient aussi réelles que pouvaient l'être les causes objectives
d'une révolte armée des peuples libyens et syriens, par exemple. Mais au Mali, tout
comme il y a deux ans dans ces deux pays arabes, il y a trop d'intérêts économiques et
géostratégiques étrangers en jeu, trop de tierces parties agissant de concert, pour qu'on
se laisse abuser par les causalités trop faciles.
Une manipulation de la cause touareg
Comment ne pas retirer, des initiatives improvisées et contradictoires du Mouvement
national de libération de l'Azawad (MNLA), la certitude que cette organisation a été
manipulée? Le mouvement, créé le 16 octobre 2011, en tant que prolongement
indépendantiste du MNA (Mouvement national azawad) a appelé le 1e
 novembre 2011
à une manifestation réprimée par l'armée malienne. Et dès le 17 janvier 2012, il a
ensuite déclenché une rébellion armée qui a chassé sans coup férir les troupes
maliennes des deux tiers du territoire du pays. Le 6 avril, il proclamait imprudemment
l'indépendance de l'Azawad, dans une déclaration faite par son porte-parole en France.
Mais le 28 mai, à l'encontre de l'orientation nationale et non religieuse ressortant
nettement du texte du 6 avril, il concédait à son rival Ansar Dine, sorti du néant et
dont les troupes ont grossi avec une rapidité fulgurante, la parité dans lareprésentation du peuple targui au sein d'un conseil transitoire de l'Etat islamique de
l'Azawad en vertu d'un accord qui devait s'avérer caduc au bout de 48 heures.
Reprenant en apparence l'initiative, le MNLA annonçait le 7 juin la mise en place d'un
Conseil transitoire de l'Etat azawad. Mais aussitôt, des affrontements armés éclataient
entre les deux mouvements targuis à Tombouctou, le MNLA se trouvant
simultanément confronté au mystérieux groupe djihadiste du Mujao à Gao.
En l'espace de deux semaines, le MNLA, vaincu sur les deux fronts, quittait
piteusement la scène malienne, ses combattants refluant en Mauritanie. Depuis lors, il
a eu le temps de renoncer à sa revendication indépendantiste pour ne plus réclamer
que l'autonomie avant de proposer ses services à la France pour combattre à ses côtés
les groupes islamistes, dont son éphémère allié Ansar Dine.
L'ascension et la chute du MNLA, aussi vertigineuse l'une que l'autre, ne laissent pas
d'intriguer. Les facilités que la France lui a d'abord accordées, en recevant ses
représentants au Quai d'Orsay et en leur ouvrant l'accès à ses médias publics, en disent
long sur la probable instrumentalisation de son action. Le ministre français des
affaires étrangères n'avait-il pas appelé le 26 janvier 2012 à dialoguer avec cette
organisation? Il reste que, si le MNLA, en dépit de son incontestable identité targui,
semble bien avoir été manipulé pour ouvrir la voie à une intervention militaire
française, il a fallu très vite lui substituer des groupes dont l'image correspond
davantage à celle de l'ennemi fanatique et irréductible que la France voulait se donner.
L'armée française ne pouvait pas lancer ses troupes contre une formation
indépendantiste sans que les réminiscences de son passé colonial ne nuisent à la
"légitimité" de son action. Ansar Dine lui-même était trop modéré et trop ancré dans
la population touareg pour constituer l'ennemi rêvé. Il a donc fallu faire entrer dans le
jeu le Mujao qui, en l'espace de quelques mois, a su mettre en scène le scénario de
terreur requis. A l'arrivée, les cartes ont été suffisamment brouillées pour que le
gouvernement français prétende mener une action antiterroriste contre l'épouvantail
de prédilection, El-Qaéda.
On peut ajouter que l'apparition de bandes djihadistes à composante majoritaire
touareg regroupées dans une organisation sortie du néant, Ansar-Eddine, n'est la
matérialisation d'aucune donnée ayant préexisté avec un minimum de profondeur. Au
contraire toute la pédagogie dispensée pour justifier le phénomène le rend encore plus
incongru. Que ce groupe se soit constitué parmi les "Touaregs de Kadhafi", mis en
déroute par la "révolution libyenne", est une absurdité car rien ne pourrait expliquer
que ces derniers se soient soudain convertis au djihadisme. Les seuls djihadistes
exportés, sans l'ombre d'un doute, de Libye et dont l'action dévastatrice est attestée
sont ceux qui mettent la Syrie à feu et à sang sous la supervision de la France et de
l'OTAN.
Tout porte donc à supposer que, si des djihadistes sont bien venus de Libye pour
semer le désordre au Mali, ils ne peuvent être que les frères d'armes de ceux qui
combattent en Syrie pour les intérêts de l'Occident et des émirats du Golfe. Ils ont
donc les mêmes mentors et les mêmes pourvoyeurs en armes et en argent que tous les
djihadistes en activité (en Syrie mais aussi en Irak, au Yémen, ainsi que … en Libye
jusqu'à ce jour).
La farce du coup d'Etat militaire
Dans le camp malien, l'enchaînement à une allure vertigineuse des événements ne fut
pas moins suspect. La sécession du Nord a donné lieu à une succession d'initiatives
surprenantes, se concluant en un temps record par l'appel lancé à l'intervention
française. En réaction à l'occupation des deux-tiers du pays par l'insurrection, un coupd'Etat militaire a déposé le 23 mars 2012 le président de la République, Amadou
Toumani Touré (ATT).
C'était l'amorce d'une mise en scène se donnant pour but d'installer dans les délais les
plus rapides un autre président, hâtivement légitimé, mieux disposé que le précédent à
solliciter l'intervention militaire. Ce n'est probablement que pour donner le change
que le coup d'Etat militaire, mené, pour le coup, dans la plus pure tradition de la
Françafrique, a été condamné par la CEDEAO qui a décrété contre le Mali un
embargo total qui devait durer…cinq jours. Le 6 avril, jour de la proclamation de
l'indépendance de l'Azawad par le MNLA, les militaires s'engageaient à rendre le
pouvoir aux civils et le président de l'assemblée nationale était désigné chef de l'Etat
intérimaire. Investi le 12 avril, il menaçait aussitôt les Touaregs révoltés et les
groupes islamistes armés d'"une guerre totale et implacable".
Quoi qu'on ait pu reprocher, et à juste titre, au président déchu, Amadou Toumani
Touré, et d'abord d'avoir déçu les espoirs démocratiques maliens, il avait à de
nombreuses reprises marqué son opposition tant à certaines prétentions d'ordre
économique de la France qu'à toute intervention militaire qu'elle serait tentée de
mener au Mali. Le 28 octobre 2011, moins de deux mois avant que les événements ne
se précipitent et alors que la situation sécuritaire était particulièrement détériorée au
nord du pays, il avait déclaré son opposition à toute présence militaire sur le territoire
malien même si elle se donnait pour justification la lutte antiterroriste.101
Dans une analyse datée du 23 janvier 2013 et intitulée L'islamisme est-il l'ennemi principal au
Sahel? (Publiée d'abord sur le site de l'hebdomadaire Afrique Asie.)
2
 En référence au projet du "Grand Sahara Français" prêté au général de Gaulle alors qu'il négociait avec le
FLN l'indépendance de l'Algérie.
3 De toutes les parties étatiques impliquées dans la géopolitique du monde arabe et de l'Afrique, le Qatar
constitue une catégorie sui generis. Ce minuscule émirat, qui compte environ 250.000 ressortissants, n'est en
réalité qu'un appendice compradore de l'Occident, à mi-chemin entre la province d'empire et la filiale
d'entreprise multinationale. On ne parle donc de son "émergence" ou de son "influence" en tant qu'Etat que
par commodité de langage (ou alors par souci de mystification). Contrairement aux autres entités étatiques
vassalisées par l'Occident, il n'a aucune existence propre, qu'elle soit sociologique ou historique, qui lui
confère une consistance nationale. Il est littéralement un outil financier, un prête-nom instrumental du capital
international et de son représentant étatique le plus puissant, les Etats-Unis. A ce titre, la société Qatar
Petroleum, associée en particulier au Sahel à l'exploitation du bassin de Taoudéni et candidate aux prises de
participation dans l'exploitation du gaz algérien, n'est qu'une excroissance des grandes compagnies
pétrolières occidentales.
4 La Syrie comme modèle d'expérimentation : L'impérialisme et la "guerre post-moderne"
.El Akhbar du 11 septembre 2012 ,("سوريا كنموذج قيد التختبار: البمبيريالية و "حرب بما بعد الحداثة)
5
 L'hebdomadaire français avait d'abord rapporté dans son édition du 6 juin 2012 que le Qatar avait fourni,
au su des autorités françaises, une aide financière aux mouvements armés qui avaient pris le contrôle du nord
du Mali. Il révélait ensuite le 30 janvier 2013 que deux avions gros porteurs qataris s'étaient précipitamment
envolés de l'aéroport de Gao avant que la ville ne tombe entre les mains des Français sans être inquiétés par
les Rafales qui survolaient la région.
6 A la fin de l'année 2011, à quelques semaines du début de la rébellion du Nord Mali, 6 otages français y
étaient détenus. Le 25 novembre 2011, la France envoyait cinq hélicoptères militaires et des soldats à Gao
pour participer à des recherches (rapporté le 26 novembre par le site d'information Maghreb Emergent) et à
la même période des dizaines de militaires français ont participé aux opérations de recherches de deux otages
français menées par l'armée malienne à Hombori (Le Quotidien d'Oran du 27 novembre). Les missions
d'information des services secrets et de police de l'armée française semblaient alors atteindre leurs limites en
dépit des facilités d'intervention accordées par les Etats de la région. Le moment était sans doute venu de
faire évoluer les formes de présence et d'action de la France.
7
 Le 11 avril 2007, deux attentats à l'explosif frappaient Alger, visant outre un commissariat de police à BabEzzouar, dans la périphérie de la ville, le Palais du Gouvernement au cœur de la capitale. Etrangement la
thèse accréditée selon laquelle il s'agissait d'attentats suicides était démentie moins d'une semaine plus tard
par le ministre de l'intérieur, Yazid Zerhouni, lui-même. Affirmant que les terroristes avaient été piégés par
leurs acolytes, il en concluait que «la piste du kamikaze qui a visé notamment le palais du Gouvernement
n’est pas plausible». (Le Jeune Indépendant du 17 avril 2007).
8
 Information assénée à répétition par les chaînes d'information françaises dans leurs commentaires faits sur
l'attaque de la base gazière de Tiguentourine, avec force détails sur les missions des 600 hommes
qu'abriterait cette base, parmi lesquelles la tâche de formation des forces spéciales algériennes.
9 Dépêchée le 3 novembre 2012 à Alger, une délégation d'Ansar Dine s'y était engagée à "se démarquer
publiquement des terroristes et à se joindre selon le vœu de l'Algérie au processus politique" au Nord Mali
(El Watan du 4 novembre 2012). Mais l'organisation a eu tôt fait de se dédire et il semble que c'est sa
tentative de progression armée vers le sud du pays en janvier 2013, dans des conditions qui demeurant
obscures, qui a accéléré le calendrier de l'intervention militaire française.
10 Article publié dans Le Quotidien d'Oran le 24 décembre 2011 sous le titre "Terrorisme : Alger et Bamako
renforcent leur coopération militaire". Le fait que la France considérait le président déchu comme un
obstacle à ses projets était bien connu des analystes maliens. Dans un texte collectif signé le 4 avril 2012 sous l'égide d'Aminata D Traoré, animatrice du Forum
pour un autre Mali (FORAM), plusieurs intellectuels maliens relevaient que la France reprochaient à ATT de
lui refuser "la base de Tessalit hautement stratégique au plan économique et militaire" ainsi que son manque
de "fermeté dans la lutte contre l'émigration "clandestine" et Al Qaéda au Maghreb (AQMI)." L'article, écrit
avant l'aboutissement de la mise en scène inaugurée par le putsch du 22 mars, soutenait cependant que la
France appuyait les velléités indépendantistes du MNLA.

Khaled Satour, 20 février 2013
http://contredit.blogspot.fr/2013/02/mali-sahel-algerie-la-nouvelle-donne-du_20.html

* les deux illustrations n'ont pas placées par  l'auteur


Aucun commentaire: