mardi 19 janvier 2016

Ce que m’a dit Chadli : "Bouteflika... s'est mis au garde-à-vous devant moi" (IV)


C’était un samedi pluvieux. Il méditait.
 '' (...)Je me souviens de la première fois qu’il a siégé en Conseil des ministres, raconte Chadli. Il s’est mis au garde-à-vous devant moi et m’a dit : ‘Vous êtes le commandant et je suis votre caporal. J’attends vos ordres’. Tout le monde m’appelait par mon prénom, il était le seul à m’appeler ‘Fakhamat erraïs’

Par Mohamed Benchicou

"Et tu as entendu Bouteflika parlant de la succession à Boumediene ?" Chadli Bendjedid évoquait cette déclaration de l’actuel chef de l’État devant des journalistes étrangers : "J’aurais pu prétendre au pouvoir à la mort de Boumediène, mais la réalité est qu’il y a eu un coup d’État à blanc et l’armée a imposé un candidat imprévu… Ce qui est reproché au président Chadli, c’est sans doute d’avoir accepté des responsabilités pour lesquelles il n’était pas du tout préparé et pour lesquelles il n’avait aucune disposition…"

Chadli n’avait pas supporté. "Je n’ai pris la place de personne. L’Algérie n’est pas un royaume privé. Les gens oublient qu’avant sa mort, le président Houari Boumediene m’avait désigné responsable des corps de sécurité. Je n’aspirais pas, personnellement, au poste de président. Je dirai tout ça en détail un jour dans mes mémoires".




Ce serait d’ailleurs cette immense fidélité à Boumediène qui l’aurait contraint à accepter, en 1979, de prendre les rênes d’un pays qui vivait une époque particulièrement difficile. "Ce que les gens doivent savoir, c’est qu’à la mort de Boumediène Chadli Bendjedid n’a jamais revendiqué la succession. En qualité de coordinateur de l’armée, c’est moi qui ai proposé à des candidats médiatisés à l’époque de prendre la relève. Ils ont refusé. Oui, ils ont refusé, et ils ont refusé parce que la situation était complexe, l’endettement énorme, les caisses vides, les étals déserts et la pénurie régnante. Chadli n’avait pas vocation à devenir Président, mais il n’avait plus le choix".

Il s’était tu un moment puis avait laissé le tomber cette phrase désappointée : "Quand tu entends ce que dit de moi Bouteflika… Comme à Monaco… [Ce dernier l’y avait notamment qualifié de ‘quelqu’un qui n’est pas aviateur, mais qui a pris les commandes d’un Boeing 737’, regrettant que ‘Chadli qui est resté finalement autant de temps au pouvoir que Boumediène a curieusement mis le même temps pour détruire tout en ce que Boumediène avait construit’]".

Chadli était indigné : "Où est le sens de l’État ? Dire ça devant des étrangers…"

Il n’avait rien oublié des sarcasmes du nouveau président et paraissait particulièrement chagriné par cette moquerie dite en public, à propos de la rencontre entre Chadli Bendjedid et le président français François Mitterrand. "J’étais surpris un jour d’apprendre par la télévision que le chef de l’État algérien de l’époque et le chef d’État français de l’époque, que Dieu ait son âme, avaient eu un entretien en tête-à-tête de dix heures, avait déclaré Bouteflika. Je connais les deux, je sais que le chef de l’État français pouvait parler pendant dix heures. Je ne suis toujours pas sûr que le chef de l’État algérien — et il est toujours vivant — pouvait, lui, parler pendant une demi-heure, pour dire des choses très essentielles".

Cette déclaration de Bouteflika lui avait fait très mal. "Pour l’Algérie, plus que pour moi…" Puis, prenant un air condescendant : "Que sait-il de la considération que me portait Mitterrand ? Que sait-il du rayonnement diplomatique de l’Algérie sous ma gouvernance ? J’ai fait la seule visite d’État aux États-Unis d’un président algérien. Bush père m’avait fait l’amitié, un jour de fête, de m’inviter dans sa propre maison où je côtoyais sa famille et ses petits-enfants qui ouvraient leurs cadeaux au pied de la cheminée… Je souhaite, pour l’Algérie, qu’il connaisse la moitié de l’influence diplomatique qui était la mienne. J’ai reçu à Alger les plus grandes personnalités du siècle, comme la reine d’Angleterre ou le roi d’Espagne…"

Il a une moue désolée. "Où est le respect de l’Algérie ? Bouteflika… Quand on pense que Bouteflika critique ma gestion et ma politique, qu’il parle de ‘politique désastreuse des années 1980 qui a brisé l’élan du développement et péché par un manque de vision’ alors qu’il l’avait votée en qualité de membre du Bureau politique et de ministre… Tout le monde oublie que Bouteflika est resté au pouvoir après mon élection en 1979, qu’il avait été membre du Bureau politique et du gouvernement jusqu’en décembre 1981".

Chadli rappelait, sans le dire vraiment, que Bouteflika n’avait pas été écarté du FLN pour ses idées, mais pour "gestion occulte de devises au niveau du ministère des Affaires étrangères", selon la formule d’inculpation de la Cour des comptes. Il payait ainsi pour avoir placé sur des comptes particuliers en Suisse, entre 1965 et 1978 et à l’insu du Trésor algérien, les reliquats budgétaires de certaines ambassades algériennes à l’étranger. Dans la décision de suspendre l’appartenance de Abdelaziz Bouteflika de ses rangs "en attendant son exclusion par le congrès", le Comité central, réuni ce jour-là en 6e session, signale que "le concerné s’engage à restituer les biens et dossiers du parti et de l’État en sa possession", parle de "dossier au contenu grave" qui justifie de "saisir la justice de l’affaire."
Chadli s’offusque : "De quelle traversée du désert parle-t-il ? Il est revenu au Comité central en 1989. J’avais donné mon accord pour cela. Cheikh Zayed m’avait dit qu’il valait mieux que Bouteflika soit pris en charge par les Émirats que par Saddam ou Kadhafi ou, pire, par la France".

Avec une lueur maligne dans les yeux, Chadli avait ajouté : "Le cheikh m’avait dit, en riant : "Votre ministre abuse un peu des boutiques de l’Intercontinental" Les achats de Bouteflika étaient, en effet, réglés par le palais royal…"
Le regard absorbé par les souvenirs, Chadli Bendjedid continue de parler, sans me regarder. "Aujourd’hui, il parle de décennie noire, de politique désastreuse de Chadli. Pourquoi l’avait-il approuvée alors, lui qui fut associé aux sept résolutions du congrès extraordinaire du FLN réuni de juin 1980. Pourquoi n’avait-il pas émis des réserves en ce moment-là ? Il me reproche, aujourd’hui, devant la presse étrangère d’avoir accepté des responsabilités pour lesquelles je n’étais pas du tout préparé et pour lesquelles je n’aurais aucune disposition ; il me décrit comme un faux aviateur qui a pris les commandes d’un Boeing 737… Pourquoi multipliait-il alors les gestes de déférence excessifs envers moi ? Je me souviens de la première fois qu’il a siégé en Conseil des ministres, raconte Chadli. Il s’est mis au garde-à-vous devant moi et m’a dit : ‘Vous êtes le commandant et je suis votre caporal. J’attends vos ordres’. Tout le monde m’appelait par mon prénom, il était le seul à m’appeler ‘Fakhamat erraïs’… Il avait multiplié les interventions auprès des membres de ma famille – notamment auprès du beau-père, Mohamed Bourokba, alors hospitalisé à la clinique Hartmann de Neuilly (2) et auquel il rendait visite fréquemment pour le supplier d’intercéder auprès de son gendre président afin qu’il recouvre sa place dans le système – et avait même chargé certains amis, comme le Marocain Mohamed Basri ou les dirigeants palestiniens Yasser Arafat et Hawatmeh d’intercéder en sa faveur auprès de moi… Je savais qu’il faisait tout cela pour rester à l’intérieur du pouvoir et pour s’éviter le jugement à propos des fonds des Affaires étrangères qui avaient été détournées entre 1965 et 1979… Je n’étais pas dupe".

 (Lire la suite : Ce que m’a dit Chadli…"J’étais intervenu pour que Bouteflika ne soit pas emprisonné" (V))




M.B.

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