C’est la LADDH (ligue des droits de l’homme) qu’il préside qui est à l’initiative de la Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD) qui a animé la scène politique algérienne depuis un mois. Me Mostefa Bouchachi revient en détail sur les actions engagées, la scission de la CNCD et propose une feuille de route du changement qui fait du pouvoir un partenaire de l’ouverture «dans l’intérêt de tout le monde». Un entretien essentiel pour comprendre la conjoncture politique algérienne du point de vue d’un de ses acteurs importants.
Selon les versions, l’éclatement de la Coordination pour le changement a été causé par la présence «trop polarisante» du RCD ou par des divergences sur les modalités de mobilisation et d’action, quelle est votre explication?
La Coordination pour le changement et la démocratie est née d’une initiative de la LADDH et de syndicats autonomes lorsque les émeutes ont commencé en début janvier. Souvenez-vous, des ministres algériens avaient affirmé que les jeunes n’avaient aucune revendication politique, que leur seul but était de «détruire et piller». Dans la foulée, 1200 jeunes ont été arrêtés et déférés devant les tribunaux. A la Ligue, nous avions convoqué une conférence de presse et invité toute la société civile à nous rejoindre pour faire quelque chose en direction de ces jeunes. La première réponse est venue des syndicats autonomes, avec lesquels nous avons appelé à une réunion ouverte aux partis politiques et aux associations. Tous sont venus et c’est à cette réunion que nous avons créé la Coordination. Nous nous sommes entendus sur un minimum de revendications : la libération des détenus arrêtés en janvier, la levée de l’état d’urgence, l’ouverture du champ médiatique, politique et d’association pour permettre aux Algériens de militer pacifiquement afin d’aller à la démocratie. Nous avons appelé les Algériens à une manifestation le 12 février. Dans la semaine qui a suivi l’annonce de cette manifestation, tous les détenus ont été libérés et le conseil des ministres a annoncé la levée imminente de l’état d’urgence. Nous nous sommes réunis encore une fois après ces annonces et nous avions décidé de maintenir la manifestation même si nos revendications avaient été partiellement prises en charge.
Il est intéressant que vous rappeliez la naissance de la Coordination au moment des émeutes de début janvier, parce que l’on entend reprocher à ceux qui appellent aux manifestations «de n’avoir rien fait pour les émeutiers»….
C’est faux, dès que les émeutes ont commencé à Bab el Oued, à la Ligue nous avons mis sur place une cellule d’avocats pour les défendre gratuitement. J’ai moi-même écrit au bâtonnier national à ce propos. Je lui ai rappelé qu’en 1988 nous avions, ensemble, organisé un collectif d’avocats pour défendre les jeunes et ils ont senti que la société était avec eux. Nous avons dit que si ces jeunes commettaient des dommages c’est au pouvoir d’en assumer l’entière responsabilité : il ne leur a pas appris à faire autre chose, il leur a interdit toute activité associative, toute activité pacifique et c’est à cause du pouvoir qu’ils sont dehors. Ensuite, la création de la Coordination avec les syndicats et les partis, c’était pour les émeutiers, pour tenter de donner un contenu politique à leurs actes.
Pourquoi avoir maintenu l’appel à la manifestation alors que les détenus avaient été libérés et l’état d’urgence levé ?
L’objectif à mes yeux était qu’il fallait abattre le mur de la peur et du silence qui fait que les Algériens ne peuvent pas militer de manière pacifique, cette image de l’Algérie des années 90, c’est aussi cela que nous avons voulu chasser. Pour que les Algériens reprennent confiance en eux-mêmes et sachent qu’ils sont capables de militer de manière pacifique pour mettre ce régime à la porte.
Personnellement je considère que la manifestation du 12 février était réussie, nos militants sont venus de partout, de Constantine, de Jijel, Tlemcen, Oran, Ghardaïa, Tizi Ouzou. C’était une réussite politique et médiatique. Après la manifestation il y a eu une réunion de la Coordination et la majorité a voté pour une nouvelle manifestation le samedi d’après. Moi j’étais réservé, parce que la mobilisation des manifestants demandait plus de temps, mais le vote majoritaire était pour ressortir le samedi d’après et on a accepté. Nous avons, en tant que Ligue des droits de l’homme, participé, même si nous étions plus réservés par rapport à l’organisation et à la préparation de cette marche. Finalement, ce n’était pas un échec mais on n’a pas réussi à mobiliser plus de gens que la semaine d’avant.
Non seulement il n’y a pas eu plus de manifestants mais vous avez été totalement pris en étau par la police et les pro-Bouteflika…
En effet, ils ont bloqué les manifestants en petits groupes pris au piège dans les ruelles. Après la manifestation nous nous sommes réunis encore et certains ont appelé à manifester encore le samedi d’après. Nous leur avons dit : ce n’est pas une manière de faire. En gros, c’étaient les partis politiques qui voulaient une nouvelle marche le samedi d’après. Nous leur avons dit : le but ce n’est pas de sortir chaque samedi, parce que si nous continuons de cette façon nous courons vers l’échec et cet échec pèsera sur d’autres initiatives militantes. Ils ont insisté en disant nous voulons manifester chaque samedi et nous leur avons dit : nous n’allons pas marcher tous les samedis. Notre but maintenant est de sensibiliser les gens, pas seulement à Alger mais sur tout le territoire national, en organisant des rassemblements, des meetings, petits et grands, partout où l’on peut. C’était cela notre point de divergence et c’est cela qui a causé la scission de la Coordination.
Y a-t-il aussi divergences au sein de la Ligue entre Bouchachi et Ali Yahia Abdennour qui, lui, appelle à «marcher tous les samedis jusqu’à ce que le régime tombe»?
Il n’y a pas du tout de dissensions à l’intérieur de la Ligue. Ali Yahia Abdenour est le président d’honneur de la Ligue, il agit en tant que personnalité politique. Bien sûr il y a eu les débats : on a dit qu’on n’était pas d’accord pour marcher tous les samedis et aller tout droit à l’échec. Deuxièmement, on doit respecter les Algériens et leur expliquer ce qu’on veut. On n’a pas parlé aux Algériens depuis vingt ans, alors on ne peut pas arriver maintenant pour leur dire venez manifester. Ali Yahia Abdenour pense que c’est une façon de militer, je respecte son opinion mais ce n’est pas la position de la Ligue.
On a eu l’impression qu’il y a eu mésentente sur les mots d’ordre, mais aussi beaucoup d’impréparation entre la première marche du 12 février et celle qui a suivi, un peu comme si les organisateurs comptaient sur le contexte arabe révolutionnaire pour tout faire à leur place….
Lors des deux manifestations auxquelles nous avions participé, notre dénominateur commun était la volonté de changer l’ordre politique de manière pacifique. Nous voulons tous une ouverture. Une ouverture politique, associative, médiatique pour permettre aux Algériens de militer pacifiquement. Nous avons remarqué des slogans comme «Dégage Bouteflika», sur ça nous ne nous sommes pas entendus, comme pour les «pouvoir assassin» etc. Nous étions d’accord sur le changement démocratique en lui conférant un contenu social. Mais comme ce n’est pas un parti politique qui appelle à manifester mais une myriade d’associations et partis qui battent le rappel de leurs militants, l’idée de contrôler les slogans est impossible à réaliser. Et il peut y avoir surenchères. Mais à dire vrai cela n’a pas posé des problèmes au niveau des discussions à l’intérieur de la Coordination.
Cafouillages, impréparation, désorganisation, à quoi les imputez-vous ?
Dès le départ, lorsqu’on a préparé la première marche, j’ai dit aux militants qu’il ne fallait pas se leurrer : il n’y aura pas de révolution en Algérie, ni à l’égyptienne ni à la tunisienne. Chez nous, c’est bien trop compliqué. D’abord la nature du régime. S’ils ont un seul Gueddafi en Libye, nous en avons plusieurs en Algérie. Lequel de nos Gueddafi allons-nous chasser ? Ensuite, les gens ont beaucoup trop souffert pendant la guerre civile. Je me souviens des gens qui venaient me voir pour me dire : «ils ont emmené mon fils, ils l’ont exécuté» et lorsque je disais qu’il fallait déposer plainte, on me répondait «non, l’important c’est que mon deuxième fils reste en vie». Les gens qui sortaient le matin remerciaient Dieu de rentrer sains et saufs le soir. Tout ça, toutes ces souffrances, c’est encore récent. Ce n’est donc pas facile de leur dire : il faut se soulever.
Ajoutez à cela que nous avons un régime machiavélique : en Egypte ils avaient le PND, en Tunisie le parti Doustour, mais ici en Algérie, nous avons je ne sais combien de présidents et nous avons trois partis, un islamiste, un historique et un nationaliste, tous au service du régime. Sans parler des partis d’opposition devenus alibis du régime ou alibis d’un clan au sein du régime….
C’est pour cela que la sagesse c’est de militer, quotidiennement, avec tous les Algériens et pas seulement avec un parti ou un autre, pour aller vers un changement. Le contexte régional est favorable et le contexte interne aussi. Il n’y a jamais eu de période où le fossé entre les Algériens et le pouvoir a été aussi infranchissable. C’est pratiquement tout le monde sans exception qui se plaint, y compris les relais du pouvoir, ils vous disent «off the record» que tout le monde se plaint de corruption, d’incompétences, de mauvaise gestion, ils ne savent plus qui fait quoi.
Mais alors justement comment mobiliser aujourd’hui dans une société aussi traumatisée par des violences ?
Lors des 20 dernières années, le pouvoir a empêché toute activité politique ou associative. Les enfants qui sont nés il y a 20 ans n’ont pas la moindre idée de ce qu’est le militantisme pacifique, de ce qu’est être membre d’une association ou d’un parti politique. Dans la mémoire collective des Algériens, c’est la liberté politique, les marches et manifestations du début des années 90 qui nous ont conduits aux 200 mille morts. Donc il y a beaucoup à faire, mais la question est de savoir si le régime va nous laisser travailler pour sensibiliser et encadrer la société. Moi j’ai confiance dans les Algériens. Je pense que les Algériens qui ont donné un nombre aussi élevé de victimes et de martyrs pour décoloniser le pays et pour leur liberté n’accepteront pas de continuer à vivre sous un ordre politique qui a montré ses limites.
Ceux qui veulent remobiliser la société aujourd’hui ne sont-ils pas les mêmes protagonistes qui traînent derrière eux le poids des années de guerre civile ? On a le sentiment qu’il n’y a pas eu renouvellement du discours et des visages politiques dans ce pays…
A côté des personnes qui sont les plus visibles parce que les plus connues des médias, dans la Coordination, il y a tout un groupe de jeunes que je suis très heureux de découvrir et connaître : Algérie Pacifique, l’Association nationale des chômeurs, les Chômeurs du Sud, les différentes associations d’étudiants. Ils ont peut-être besoin d’être encadrés. Mais ils sont là en dépit du plan du pouvoir de rendre ignorante la société, de démolir le niveau d’enseignement de l’université, etc. Lors de la dernière réunion de la Coordination, ce sont eux qui ont présidé la séance, ils sont les porte-parole de notre Coordination parce qu’il est vrai que nous avons besoin de nouveaux visages mais il est aussi vrai que nous avons tous besoin de temps pour mûrir tout cela.
Quel contenu donnez-vous au changement pour lequel vous militez ? Vous dites qu’il n’y aura pas de révolution à l’égyptienne ou à la tunisienne, quelle est donc la voie algérienne telle que vous l’envisagez ?
Je pense qu’il faut être pragmatique : c’est un changement qui peut se faire avec le pouvoir. Il faut d’abord que cesse la démocratie de façade, les militaires et les services de sécurité qui gèrent le pays par téléphone il faut que cela cesse d’abord. Ensuite, nous savons tous que personne ne souhaite de vacance de pouvoir dans ce pays, nous savons tous à quel point c’est dangereux, surtout dans un pays comme l’Algérie, cela peut nous mener tout droit vers une situation à la libyenne. Il faut éviter une vacance du pouvoir dans un pays aussi grand, avec une classe politique non unifiée, un pouvoir qui a travaillé pendant des années sur le principe de diviser pour mieux régner, sans parler de l’avidité des uns et des autres. La raison veut que nous tous, opposition et société civile, nous fassions tout pour que le changement se passe pacifiquement.
On peut envisager la mise en place d’un gouvernement de coalition nationale qui organise de vraies élections dans lesquelles tout le monde participera. Cela peut nous mener vers la démocratie et le départ du système de manière contrôlé. C’est la seule vraie sortie. Une révolution à la tunisienne, à l’égyptienne ou libyenne je pense que ce n’est pas ce qu’il nous faut, c’est porteur de trop grands dangers.
Vous voulez donc un nouveau calendrier électoral, avec quelles échéances ?
Je pense qu’il ne faut pas se précipiter et se donner une année pour le faire. Il nous faut un gouvernement de coalition nationale à la tête duquel un homme ou une femme qui rassemble les Algériens, c’est très important.
Sans exiger la démission de Abdelaziz Bouteflika ?
Oui, cela n’est pas nécessaire à mon avis, à partir du moment où il accepte cet accord.
Ce que vous proposez, est-ce réalisable dans un pays où les violences massives commises dans un passé assez récent sont restées impunies ? Où les responsabilités n’ont pas encore été clarifiées ? Ceux qui se savent responsables accepteraient-ils le risque de se voir poursuivre ?
C’est exactement la raison pour laquelle je pense qu’il faut aller vers un changement pacifiquement qui se fasse doucement, sans brusque vacance de pouvoir, parce que les gens qui dirigent ce pays ont beaucoup de responsabilités dans ce qui s’est passé, et avec cette démarche, personne ne s’évadera, nous passerons à un ordre démocratique, à l’ombre duquel nous pouvons commencer à réfléchir à une réconciliation et à un franc débat national, comme cela s’est fait ailleurs dans d’autres pays. Ceci pour le bénéfice de tout le monde. Car continuer à verrouiller comme le fait le pouvoir alors que la carte arabe est en train d’être changée est un vrai risque que prend le régime qui n’est même pas assuré de durer. C’est dans l’intérêt du régime lui-même de s’ouvrir, plus tôt que tard, et accepter d’aller vers la démocratie, sans que tel ou tel s’enfuie. Tous les problèmes, tout ce qui s’est passé en Algérie peut être traité dans une réconciliation nationale, à travers un débat national, où les responsabilités seraient dites clairement et où l’on dirait pourquoi tout ce qui nous est arrivé est arrivé. Il n’y a pas une autre alternative.
Entretien réalisé par Daikha Dridi
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