Par Nasr-Eddine Lezzar, avocat
L’Algérie vient de «lever» un état d’urgence en vigueur depuis 19 ans. Annoncée ainsi, la nouvelle a de quoi réjouir, constituant une réconciliation du pays avec les libertés publiques. Mais à y voir de plus près…
Cette réforme annoncée, pour prévenir les vents de la colère qui éclaboussent, ici et là, le Monde arabe et les régimes obscurs est-elle un véritable tournant historique et une restauration de la démocratie et des droits de l’homme dans ce pays exsangue ? Ou un simple miroir aux alouettes destiné à redorer le blason d’un régime corrompu et perverti ? L’analyse de la problématique nécessite une présentation préalable de la notion d’état d’urgence selon les normes internationales, une confrontation de celle-ci à la situation constitutionnelle dans laquelle nous avons vécu depuis 19 ans et enfin une évaluation de l’actuelle réforme .
Les états d’urgence en droit constitutionnel Dans la vie des nations et des Etats, il y a un temps où un fonctionnement normal des institutions et de la Constitution présente un danger pour l'Etat luimême, pour le droit et donc pour l'Etat de droit, c'est là que commencent les périodes exceptionnelles régies par un droit approprié adéquat dont le but est d'assurer le possible équilibre entre le respect des libertés individuelles et publiques et la sauvegarde de la nation et de l'Etat. Les circonstances exceptionnelles peuvent être régies en fonction des dangers qui les occasionnent par :
1. Un état de siège ;
2. Un état d'urgence ;
3. Un état d'exception.
1- L'état de siège se caractérise par l'intervention partielle des autorités militaires dans les affaires de sécurité intérieure qui, en temps ordinaire, sont dévolues aux services de police, en principe dépendant de pouvoirs civils. Cet état de siège peut être national, régional ou local en fonction de la portion du territoire touché par les troubles.
2- L'état d'urgence est un stade plus accentué et avancé de l'intervention de l'armée dans les affaires gérées ordinairement par les autorités civiles. Ainsi, les militaires ne gèrent plus uniquement les opérations et missions de police, mais s'étendent aux autres activités de l'Etat telles que la santé, le transport, etc.
3- L'état d'exception se caractérise quant à lui par la concentration de tous les pouvoirs entre les mains du chef de l'Etat qui se trouve être en même temps le commandant des forces armées. Ces intermèdes constitutionnels se caractérisent par une tendance, à degrés divers, vers une extension des pouvoirs de police, une restriction des libertés, un rétrécissement des garanties fondamentales et vont jusqu'au gel du principe de la séparation des pouvoirs. Les états d'exception sont-ils compatibles avec l'état de droit ? Les principes de l'état de droit sont-ils sauvegardés durant les périodes d'exception ou les circonstances exceptionnelles. Telle est l'interrogation à laquelle nous allons essayer non pas de répondre, mais d'apporter quelques éléments d'analyses de réflexion. Nous pouvons ainsi évaluer et apprécier, nous accorder ou diverger sur l'Etat de droit et l'état d'exception sur leur possible coexistence ou leur caractère antinomique. Le premier est subordonné au second d'où la prééminence ou la primauté du droit caractéristique fondamental de l'Etat de droit (à distinguer de l'Etat politique où les institutions de l'Etat ne sont pas gérées selon le droit, mais en fonction des contingences liées au rapport de force et de clans au sein du pouvoir ou des pouvoirs). La Constitution, source d'inspiration première, discipline les textes d'ordre inférieur grâce à la censure de cours, de tribunaux ou de conseils constitutionnels.
Le nécessaire contrôle des états d’exception La lecture des instruments internationaux des droits de l'homme fait ressortir des conditions de légalité des états d'exception.
1- Le contrôle et l'association des institutions représentatives.
2- Les états d'exception doivent se faire autant que possible sous un contrôle juridique ou politique international. La juridiction européenne des droits (cour et commission) s'est estimée compétente pour se prononcer sur l'opportunité d'un état d'exception et de vérifier si les mesures prises sont dans les limites de la stricte nécessité (affaire de Chypre, affaire grecque, affaire d'Irlande). Le respect de la légalité internationale est une barrière efficace contre les dérapages des états d'exception. Outre le nécessaire contrôle des conditions de promulgation des états d'exception par des techniques régulatrices internes et externes, un autre contrôle de son exercice est impératif.
L’état d’urgence, l’état d’exception : conditions de survie ou danger fatal pour l’Etat de droit ? Lorsque la terre avance, la mer recule, quand l'état d'exception s'intensifie ou s'élargit, l'Etat de droit se restreint. Les états d'exception rognent un peu ou beaucoup du droit pour mieux protéger l'Etat. Si les restrictions opérées et imposées par le régime des exceptions portent préjudice aux garanties et à la teneur de droit, elles permettent néanmoins la sauvegarde de la portion congrue. C'est comme si le système juridique en place est amputé de certaines règles pour survivre. Cette amputation-restriction ne doit pas toucher les principes vitaux sans lesquels l'organisme meurt inévitablement. Les états d'exception, même temporaires, ainsi que les textes qu'ils engendrent et les situations qu'ils créent ne doivent en aucun cas porter atteinte aux principes suivants :
La séparation des pouvoirs : L'existence d'un pouvoir législatif élu, souverain, indépendant. L'indépendance et la prééminence de l'appareil judiciaire constituent tout un programme. Les états d'exception doivent se décréter et s'exercer sous observation et contrôle internationaux qui auront à porter sur la régularité de leur promulgation ainsi que la légalité de leur exercice. Les états d'exception sont, souvent, ou plutôt dans la quasi-totalité des cas, des parades aux mouvements de contestation populaire qui sont une mauvaise résultante d'abus, de violations du droit et d'atteinte aux droits de l'homme. Le mauvais usage des états d'exception permet aux régimes obscurs de durer. Conçus pour sauvegarder l'Etat de droit, ces états d'exception sont détournés et dévoyés de leur vocation originelle pour autoriser la pérennité des pouvoirs en place. Ces derniers s'en servent comme alibi pour prolonger leur abus en toute légalité. Les états d'exception ne visent pas à appliquer le droit, mais à restaurer l'ordre en réduisant au minimum le droit et les droits, ils sont une riposte parfois nécessaire au désordre, au chaos et l'anarchie, donc à la disparition de l'Etat et une porte ouverte à l'avènement du non-droit (car aucun droit ne saurait exister sans Etat). Les prérogatives autorisées par les états exceptionnels sont ainsi une condition de survie de l'Etat de droit, mais elles peuvent si elles durent outre mesure constituer pour ce dernier un danger fatal, lorsque l'exception se normalise. On nous a demandé, il y a quelques années, de choisir : pour ou contre la réconciliation nationale ? Mais qui peut voter contre ? Il faut que le pouvoir lui-même ou le régime ou les décideurs adhérent eux-mêmes à ce rêve, et s'il s'agit de concilier le peuple avec les institutions, il faut commencer par restaurer l'Etat de droit et lever l'état d’exception. La levée de l'état d'urgence est une condition cardinale de la réconciliation du peuple avec le pouvoir et les institutions.
Le cas algérien : état d’urgence ou état d’exception ? L'Algérie a connu un état d'exception – qu’on a toujours appelé état d’urgence – caractérisé à un moment donné par un gel de toutes les assemblées représentatives élues et leur remplacement par des institutions cooptées (CCN-CNTDEW- DEC). Nous avons vécu dans cet état d’exception sous le factice et trompeur intitulé d’état d’urgence. Cette situation est devenue, sur le plan juridique, un état d’urgence, par un retour aux élections mais est restée figée sur un plan politique par des institutions en trompe l’œil. Une représentation factice à toutes les instances et notamment au niveau parlementaire, des députés élus dans des élections douteuses, tremblant honteusement devant une menace de dissolution. L'APN a toujours avalisé toutes les ordonnances du président de la République et justifié cela sans pudeur et sans dignité, par un risque de dissolution par un président omnipotent.
Le pouvoir absolu du président de la République dans l’instauration des états d’exception L'article 92 de la Constitution algérienne de 1997 dispose que l'organisation de l'état de siège et de l'état d'urgence est régi par une loi organique. L'évaluation de cet article est mitigée. Si toutefois il a le mérite d'exister, il atteste par sa présence l'absence d'une loi régissant une question aussi importante et aussi grave. Les deux états, l'état de siège et l'état d'urgence, qu'a connus le pays, ont sévi dans un vide juridique total. Ce fut la brèche de l'arbitraire. L'état d'exception pose quant à lui un problème de même nature, mais d'une autre ampleur ; la Constitution ne le définit pas et ne prévoit pas une loi pour le faire. Elle se contente d'habiliter le chef de l'Etat à prendre toutes les mesures qu'impose la situation. C'est la voie du pouvoir absolu et sans partage. Il y a lieu de noter que la disposition de l'article 92 est une nouveauté de la Constitution de 1997. Les Constitutions précédentes se sont limitées à les prévoir ; sans les définir, ni déterminer les pouvoirs et les limites des institutions, qui interviennent dans sa promulgation et son exercice. L'article 93 pose, toutefois, certaines limites au pouvoir présidentiel et subordonne le décret d'état d'exception à une consultation préalable du Parlement et du Conseil constitutionnel et après audition du Haut Conseil de sécurité et du Conseil des ministres. Le même article précise aussi que le Parlement se réunit de plein droit, façon de dire qu'il peut et doit le faire sans l'avis et sans l'accord du président de la République. Cette ou ces réunions, par la force de la Constitution, du Parlement est une garantie potentielle et une barrière aux dérapages possibles du chef de l'Etat. Mais un texte ne vaut que par ceux qui l'appliquent ! Dans notre système, un Parlement rebelle au président est une hypothèse d'école. Comment peut-on trouver une assurance avec un Parlement capable et coupable de toutes les soumissions pour sa survie. Un gouvernement choisi par le président et démis selon ses désirs, sans aucune interférence parlementaire. Un Conseil constitutionnel simple appendice présidentiel. Toutes les institutions sont, hélas, restées muettes comme des carpes contre toutes les violations constitutionnelles commises par le président . Le Parlement, toutes chambres confondues, a soutenu une modification constitutionnelle, à contre-courant de l’histoire, écartant la limitation des mandats présidentiels et ouvrant la voie grande ouverte à une présidence à vie. Reddition honteuse de parlementaires aplatis par un instinct de survie et d’attachement aux prébendes. Mais rien n’y fit, en dépit de toutes les allégeances, le président menace toujours de dissoudre le Parlement sans qu'il ait vraiment besoin de le faire. Il semble que ce soit sa tactique de menacer d'user de son pouvoir de dissolution pour neutraliser les institutions représentatives mal élues. Cette Assemblée à majorité FLN n'a pas osé une motion de censure pour défendre le chef de son parti lorsqu'il a été démis il y a quelques années.
La promulgation d’une législature inspirée de l’esprit de l’état d’urgence La législation promulguée, en toutes matières, depuis plus d'une décennie, porte les stigmates de l'état d'urgence avec prédominance des prérogatives de l'Exécutif, au détriment des instances représentatives électives et où les préoccupations sécuritaires et policières prennent le dessus sur le respect des libertés individuelles et collectives. L'impact de cette législature sur l'Etat de droit est très critique. Nous citerons un exemple parmi d'autres, une loi a réformé la composition du Conseil de la magistrature dans le sens d'un renforcement des membres désignés par l'Exécutif au détriment des membres élus par leurs pairs. L'indépendance des juges et de la justice subit sans nulle doute les conséquences d'un affaiblissement des représentants élus des magistrats. Il en découle une remise en question et en doute de l'indépendance et suprématie du pouvoir judiciaire. Cette décade qui s'achève a enregistré les subordinations les plus inacceptables de la justice ; il n'y a pas lieu de revenir sur ces lieux communs. Cette tendance a aussi été enregistrée dans les instances sportives, où l’existence et la proéminence des membres cooptées a failli mettre le mouvement sportif algérien en marge et en dehors des instances sportives internationales. Une loi sur l’organisation des réunions donne un pouvoir discrétionnaire très large, plutôt illimité, à l’administration pourra autoriser ou interdire toute marche ou manifestation. Toute la législation ainsi promulguée durant cette période prolongera ses effets pervers au-delà de cette conjoncture non propice à la création d'une législature appropriée et favorable à l'Etat de droit. Ainsi dans notre pays, l'état d'urgence compromettra l'Etat de droit bien au-delà de sa levée. Le cas algérien n'est, hélas, pas isolé, les ONG se sont inquiétées ; devant la sous-commission des droits de l'homme des Nations unies ; des législations promulguées durant les périodes d'exception et qui contiennent d'importantes atteintes aux principes protecteurs des droits de l'homme et donc de l'Etat de droit. L'esprit des circonstances exceptionnelles, où prédominent les nécessités de sauvegarde de l'ordre public sur les droits individuels, se rencontre notamment dans les textes antiterroristes ou les lois de la lutte contre la toxicomanie, etc. Cette législature, composée de lois organiques, de lois ordinaires, de décrets et d’arrêtés, a reproduit et concrétisé l’état d’esprit d’urgence qui se trouve maintenant distillé et dilué à travers tous les textes qui ont été promulgués durant ces vingt ans, notamment les lois qui réglementent et régissent les réunions et manifestations publiques.
L’actuelle réforme : modification ou levée de l’état d’urgence ?
Evaluons maintenant l’examen de la prétendue levée de l’état d’urgence juridiquement cristallisée par deux textes :
1- L'ordonnance n° 11-01 du 23 février 2011 portant levée de l'état d'urgence a été publiée au Journal officiel n°12.
2- L’ordonnance n° 11-03 modifiant et complétant la loi n° 91-23 du 6 décembre 1991 relative à la participation de l'ANP à des missions de sauvegarde de l'ordre public hors des situations d'exception.
2- Le décret présidentiel n°11- 90 relatif à la mise en œuvre et à l'engagement de l'Armée nationale populaire (ANP) dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et la subversion.
Ces trois textes doivent être examinés avec une grande attention car ils révèlent, en fonction de leur contenu, la sincérité et l’effectivité de la levée de l’état d’urgence et le retour à la démocratie. Ces textes tracent et déterminent, notamment, les limites à l’intervention de l’armée dans les opérations de sûreté interne. L’examen de ces textes et les modalités d’intervention de l’armée dans la sûreté intérieure sont un critère d’appréciation et d’évaluation de la situation juridico- constitutionnelle, ordinaire ou un état de siège permanent? Dans une situation constitutionnelle ordinaire, le rôle de l’armée est de défendre le pays contre le danger extérieur. La Sûreté nationale et le ministère de l’Intérieur se chargent de la sûreté interne et de l’ennemi intérieur. La prise en charge par l’armée ou son implication dans une opération de sûreté intérieure est une amorce de l’état d’urgence tel que nous l’avons défini plus haut. En vertu de ce décret présidentiel, dit le communiqué du Conseil des ministres, «le chef d'état-major de l'ANP est chargé du commandement, de la conduite et de la coordination des opérations de lutte contre le terrorisme et la subversion sur toute l'étendue du territoire national». La situation semble plutôt être une prise en charge totale et permanente de l’armée des questions de sûreté interne ; c’est la définition de l’état de siège. Les conditions et modalités d'exécution de ce décret présidentiel seront définies par arrêté conjoint du ministre de la Défense nationale et du ministre de l'Intérieur et des Collectivités locales. Ce complément, ajoute le communiqué, intègre au texte «le recours aux unités et formations de l'Armée nationale populaire pour répondre à des impératifs liés à la lutte contre le terrorisme et la subversion». Nous ne connaissons pas les formalités requises pour ce recours et pour l’implication de l’armée contre le terrorisme et la subversion. La notion de terrorisme et de subversion mériterait d’abord d’être circonscrite, faute de quoi ils constitueraient un alibi commode à une pratique automatique et permanente de l’état de siège. Il est à noter que l’ordonnance n011-03, jalon de la levée de l’état d’urgence, est venue «modifier et compléter » et non «abroger» la loi 91-23 du 06/12/1991 relative à la participation de l'ANP à des missions de sauvegarde de l'ordre public hors des situations d'exception. Les modalités d’intervention de l’armée sont un élément distinctif des situations constitutionnelles ordinaires où le recours à l’armée est une prérogative exclusive du président de la République et des circonstances exceptionnelles, et des états d’urgence où son implication est routinière, régulière automatique et sans formalités. Ainsi on a prétendu «lever» un état d’urgence par des textes modificatifs et complémentaires et non des textes d’abrogation, de la législature qui l’a instauré. La prétendue et factice levée de l‘état d’urgence n’est en fait qu’une modification de celui-ci et dans quelles proportions ? Deux formules troublantes dans le communique du Conseil des ministres relatif à la levée de l’état d’urgence. Ces ordonnances et le décret présidentiel «viennent substituer un fondement législatif et réglementaire nouveau à celui prévu dans le texte législatif de 1993 prorogeant l'état d'urgence». Ces deux textes «n'instaureront aucune situation nouvelle mais permettront, par contre, la poursuite de la participation de l'ANP à la lutte contre le terrorisme jusqu'à son terme». C’est l’aveu par le Conseil des ministres que, loin de lever l’état d’urgence, cette réforme n’a fait que le modifier.
N.-E. L. |
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