mercredi 16 mars 2011

Quand Béji Caïd Essebsi parle de Kaddafi et de… l’Algérie !

La grande inimitié frôlant la haine, dissimulée dans une mauvaise foi, (dont le peuple tunisien en avait fait les
Boumediene et Bourguiba
frais jusqu’à ce fameux 14 janvier 2011) que  l’ex-président tunisien Ben Ali vouait à l’Algérie, remonte
à cette époque où, adoubé par Kaddafi – qui avait déjà jeté son dévolu sur lui –, il l’avait chargé de mettre le projet de fusion entre la Libye et la Tunisie, tel un fait accompli, devant Habib Bourguiba déjà miné par une profonde dépression nerveuse… Ben Ali en voulait à celui qui était à ses yeux à l’origine de l’avortement de cette fantasque idée kaddafienne, le d é f u n t  p r é s i d e n t  H o u a r  i Boumediene… (L’Union tunisolibyenne, devait, en 1973-1974, aboutir à la fusion des deux pays sous le nom de République arabe islamique (RAI)). 
La cause de ce ressentiment, à l’égard de l’Algérie, nous avait été relatée, à l’époque, par un « commandant historique », déjà sur la pente de la disgrâce, lors d’un voyage, à Tripoli, juste après les accords de Camp David, en compagnie du général Chazly, le héros de la guerre d’octobre 1973… Mais ceci est une autre histoire sur laquelle nous reviendrons plus tard. Pour l’heure, actualité oblige, arrêtons-nous sur ces extraits des Mémoires de celui qui a été appelé pour diriger le gouvernement tunisien jusqu’en juillet prochain, M. Béji Caïd Essebsi, un dinosaure bourguibien, né en 1926, qui a aussi servi Ben Ali au poste de président d e la Chambre des députés (1990-1995)… 
Ces derniers temps, Caïd Essebsi est sorti de son boudoir pour tailler un costume aussi bien
à Ben Ali qu’à Kaddafi surtout après son élan du cœur pour l’ex-dictateur de Carthage et sa Leïla
Trabelsi…

Dans ses mémoires, donc «Habib Bourguiba, le bon grain et l’ivraie» (éd. Sud Éditions, Tunis,
2009), Si Béji parle de Kaddafi, de l’Algérie entre autres… Edifiant !  Reste que la Tunisie révolutionnaire vaut, à nos yeux, plus que ces propos d’un autre temps qui relèvent d’une autre illusion loin de
l’esprit de Sakiet Sidi-Youssef…
S.O.K.
Extrait
La partie de chasse
À la mi-octobre [1984], l’ambassadeur de Tunisie en Libye, Mohamed Jenifane, en congés à Tunis, me transmet un message du colonel  Kaddafi qui réitérait son invitation pour une partie de chasse dans le Sahara libyen. Sans avoir  un caractère officiel, l’invitation semblait répondre à un souci insistant. Avec l’accord du président Bourguiba, j’acceptais l’invitation.
L’ambassadeur interrompait son congé pour m’accompagner. Le 18 octobre, nous sommes
accueillis par Ali Triki, Abdallah Senoussi et d’autres collègues, avec un luxe de protocole inhabituel. Nous sommes conduits au palais de l’ancien prince Hassan Ridha, où notre dîner nous est servi à partir de la maison même de Kaddafi :
notamment une habara en sauce, produit de la chasse personnelle du ‘Aqid. 
Avant de nous quitter, Ali Triki me communique que le colonel Kaddafi me recevrait le lendemain matin à la caserne Azizia. 
« Je crois bien, me dit-il, qu’il s’attend à vous voir seul».
Mohamed Jenifane m’accompagnera en frère», lui dis-je. Son sourire dissimulait mal sa contrariété,
mais, pour ma part, je tenais à la présence constante de l’ambassadeur. Le colonel Kaddafi me réserve un accueil particulièrement chaleureux : « Je m’attendais à vous voir habillé de la  afrit (l’habit de chasse saharien).
– Je ne suis pas chasseur, lui dis-je, même si j’aime les randonnées et l’ambiance du désert. En
saluant l’ambassadeur, il s’exclame : 
-Vous vous faites toujours accompagner de
votre espion ?
– C’est notre frère commun, lui dis-je.
– Celui à qui j’adresse mes rapports est devant
vous », réplique de son côté Jenifane avec un sourire éclatant.
Nous ne tardons pas à monter dans un minibus, rejoints par Khouildi Hamidi, Hassan
Ichkal, Abdallah Senoussi, Khalifa Htiwech.
Au volant, Youssef Debri est bientôt relayé par
Hassan Ichkal. Nous prenons la direction de
Saddada, à 200 km au sud-est de Tripoli. Très
vite, nous abordons le grand large, la mer inté-
rieure de sable et de ciel pur. Assis à la droite de
Kaddafi, je l’écoute. D’une voix égale, il évoque
des situations où, estime-t-il, les Tunisiens s’enferment dans une attitude d’incompréhension,
dans un formalisme chatouilleux et injustifié. Il
se plaint de Wassila Bourguiba, du harcèlement
des Libyens, touristes ou patients dans les cliniques tunisiennes, des notes fréquentes de protestation contre les survols d’avions libyens qui, en
altitude, empiètent sur l’espace aérien de la
Tunisie. «Pourquoi cette nervosité?? Ces écarts
dans le ciel ne peuvent pas être hostiles. Nous
n’allons pas bombarder vos oliviers?! Avec la
Tunisie, nous aimerions vivre en confiance et
sentir pleinement la relation fraternelle.»
Je savais que l’entrée en matière serait longue
et que l’essentiel n’était pas encore dit. Plusieurs
digressions:« Si l’Algérie avait envahi la Tunisie
avant d’être occupée par les Français, vous auriez
été aujourd’hui un seul et même pays, me dit
Kaddafi.
– L’État tunisien, lui dis-je, était établi bien
avant l’institution de l’Algérie, et il comprenait,
avant et après l’invasion arabe, Béjaïa et tout le
Constantinois du nord au sud jusqu’aux routes
caravanières du Sahel. Plus à l’ouest, l’État marocain est lui aussi plus ancien que l’Algérie, avec
une superficie plus vaste mais avec des frontières
variables qui lui ont toujours valu des difficultés
avec ses voisins de l’Est. »
Au cours de l’une de nos escales de détente,
Kaddafi me prend par le bras pour un aparté : «Je
voudrais nommer un diplomate arabe à New
York en qualité d’ambassadeur auprès des
Nations unies. J’ai pensé à Mohamed Masmoudi.
– Bourguiba ne le voudra pas, lui dis-je. Évitez de heurter le président Bourguiba avec des
problèmes de personnes.
– Vous connaissez pourtant sa valeur.
Masmoudi servira intelligemment la cause arabe.
Il est connu et, de ce fait, la Tunisie sera encore
honorée à travers lui.
– Ma réserve ne se situe pas à ce niveau, je
crains seulement que l’initiative ne mette en
colère Bourguiba. Si vous voulez aider
Masmoudi, vous avez d’autres moyens de le faire,
mais une fonction diplomatique serait considé-
rée par le Président comme inamicale. Je ne vous
le conseille pas.
– Parlez-en au président Bourguiba.
J’attendrai votre réponse.
À la première occasion, je mets l’ambassadeur
Jenifane dans la confidence, en lui précisant qu’il
ne devait rien mettre par écrit, ni en parler.
La colère de Bourguiba
Au cours de la traversée, Kaddafi avait chassé
des oiseaux et du petit gibier, mais sans grande
conviction. En arrivant à Saddada, nous sommes
installés sous une tente spacieuse, simple et
confortable, meublée dans un souci pratique. Le
dîner, frugal et succulent, était servi tôt. Le
Sahara, avec de tels moyens, a son charme et
offre un dépaysement et une détente insoupçonnés. Nous avons passé la nuit dans un vieux qasr
saharien aussi sobre et doté d’un équipement
irréprochable.
Pendant la veillée, Kaddafi demande à
Mohamed Jenifane de réciter des poèmes du folklore bédouin. Avec d’autres collègues, ils ont
animé des joutes où se rejoignent, dans une langue commune, les grands thèmes de la chevalerie, de la nature et de la beauté. Dans l’un des
poèmes récités par Jenifane, Kaddafi repère le
mot  «layça» : «Nous avons le même terme à
Syrte, dit-il. Vous voyez bien, Si Béji, que c’est le
même pays.
– Que signifie ce terme ?
– C’est un adjectif. Quelque chose est «layça»,
me dit-il, lorsque son sens apparent dissimule
son sens réel ; le sens réel est ainsi masqué, désigné indirectement par un symbole.
– Je vous en félicite, lui dis-je, vous participez
avec Mohamed Jenifane du même pays des
«layça», mais pas moi ?! »
Le lendemain, sur le chemin du retour, alors
que nous traversions une petite bourgade,
Kaddafi arrête le minibus devant une mosquée
très modeste.
Il se retire avec quelques collègues pour la
prière du ‘Asr, puis il rejoint les autres passagers
et nous poursuivons notre chemin. Kaddafi est
resté un homme étonnamment simple et proche
de son peuple.
Dès mon retour à Tunis, Ali Triki me rappelle
pour avoir la réponse relative à la nomination de
Masmoudi, en me signifiant qu’il était harcelé
par son chef. Je soulève la question devant le pré-
sident Bourguiba le lendemain au cours de la
revue politique de la matinée. Il sursaute : « C’est
inadmissible! Je lui enlèverai la nationalité tunisienne.
– J’ai déjà exprimé ce pressentiment au colonel Kaddafi, lui dis-je. Je confirmerai aux collè-
gues libyens votre objection, mais je ne suis pas
d’avis de gonfler l’affaire. Relativement à Mohamed Masmoudi, nous lui dirons ce
qu’il en est et nous traiterons la question
comme une affaire intérieure.
– C’est plus grave que cela, objecte Habib
Bourguiba junior, Kaddafi est capable d’aller
jusqu’au bout. Il faut l’en empêcher.
– Béji lui a déjà dit que c’était un acte inamical, lui répond le président. Nous n’allons
pas déclarer la guerre pour ça! Puis, s’adressant à Mohamed Mzali: il faut aviser
Masmoudi par écrit que son acceptation
signifie la destitution de sa nationalité tunisienne. Il faut aussi prendre les dispositions
en conséquence pour ne pas nous laisser
prendre de vitesse. »
Mohamed Masmoudi opte sagement
pour le maintien de sa nationalité. Dans une
lettre à Mohamed Mzali, il écrira cependant
que le ministre des Affaires étrangères avait
donné son accord au colonel Kaddafi pour sa
nomination en tant qu’ambassadeur auprès
des Nations unies à New York. Sans m’en parler au préalable, Mzali montre la lettre de
Masmoudi au président, qui, incrédule,
rejette la lettre en s’exclamant: « Masmoudi
ment, Béji a dit vrai. Il n’a jamais donné son
accord pour la nomination de Masmoudi
comme ambassadeur de la Libye auprès des
Nations unies. Cette affaire est close! »
La déclaration 
de guerre !
En fait, l’affaire hantera longtemps le pré-
sident Bourguiba, à la fois parce qu’il était
profondément ulcéré par ce qu’il considère
comme fausseté et fourberie de la part de
Mohamed Masmoudi et parce qu’il soupçonnait le colonel Kaddafi de poursuivre de sombres desseins. Pour lui, Kaddafi n’a pas digéré
l’échec de Djerba: il est capable de tout pour
mettre la main sur la Tunisie. En hissant à
nouveau Masmoudi, il se trahit. De surcroît,
des infiltrations d’armes et d’agents libyens
sont repérées tout au long des deux dernières
années, les dernières remontant à janvier,
puis à nouveau au mois de mars 1984. Des
rapports périodiques du ministère de la
Défense tiennent le Premier ministre en éveil.
Mohamed Mzali en a entretenu le président
juste avant l’audience qu’il a fixée pour Ali
Triki en avril 1985.
Venu à Tunis pour la session ordinaire de
la Ligue arabe, Ali Triki m’a informé de son
intention de demander une audience auprès
du Président. Comme je sentais depuis quelque temps la colère rentrée de Bourguiba, je
lui ai conseillé de retarder la démarche, le
Président n’étant pas bien disposé pour le
moment. Néanmoins, ayant pour instruction
du colonel Kaddafi de rencontrer le
Président, il a fait intervenir Mezri Chekir et
Mohamed Mzali pour fixer l’audience sans
m’en parler, comme cela arrive souvent. À
l’issue du Conseil de la Ligue, il était reçu par
Bourguiba en présence de Mohamed Mzali et
de moi-même.
« Je vous transmets le bonjour d’Al-‘Aqid
Al-Kaddafi, déclare Ali Triki en tendant la
main au président. Tout en lui prenant la
main, et avant même de lui offrir de s’asseoir,
le président se lance dans une diatribe contre
les velléités agressives de la Libye:
– Kaddafi attend ma mort pour envahir la
Tunisie. Il n’ira pas loin. Je me suis entendu
avec Bendjedid, vous n’aurez aucune chance.
Nous vous briserons les reins ! »
Ali Triki était loin de s’attendre à une telle
explosion.
«Je crains, Monsieur le président, dit-il,
que vous ne construisiez des plans sur des
bases totalement erronées.
– Quand le Premier ministre me dit quelque chose, je le crois. »
Le président enchaîne sur les infiltrations
d’agents libyens et de stocks d’armes, sur l’appareil de propagande qui appelle le peuple à
la révolte. « Cette politique de duplicité n’est
pas digne de la Tunisie. Kaddafi veut pourrir
la région, il ne veut ni la paix ni la coopération économique »
Triki écoute calmement puis il prend
congé en déclarant qu’il rapportera au colonel Kaddafi le message du président.
En le raccompagnant, je l’invite à une
pause dans un salon du palais:« Je pense qu’il
est de notre devoir de modérer le message et
de nous efforcer d’apaiser la situation, lui 
dis-je.
– J’aurai beau atténuer, dit-il, je ne pourrai pas dissimuler le fond d’hostilité. Tout
bien pesé, quand le président Bourguiba
déclare qu’il nous brisera les reins, c’est
l’équivalent d’une déclaration de guerre. Il est
bien le chef suprême des armées ?! Il nous
impute des plans diaboliques. Comment taire
l’accusation? Si je suis content d’une chose,
c’est que vous n’êtes pas en cause dans cette
situation. Chaque fois qu’une tension survient dans nos relations, on nous fait dire que
vous en êtes responsable. Vous êtes un
homme d’honneur et votre rôle est certainement délicat. Je compte sur vous pour nous
éviter une escalade ou une dramatisation qui
nous desserviraient les uns et les autres. »
Je le revois au salon de l’aéroport pour le
saluer à son départ. J’apprends alors que
Mohamed Mzali avait dépêché Taïeb Sahbani
auprès de lui pour tenter de calmer la tension.
Le lendemain, au cours d’une séance de
travail au cabinet du président en compagnie
de Mzali, nous sommes à nouveau témoins
d’une longue diatribe contre Kaddafi.
Le président répète ses propos comme s’il
voulait nous convaincre, puis m’interpelle:
« Pourquoi gardes-tu le silence ?
– Je vous écoute, Monsieur le président.
– Je veux ton avis sur l’entretien d’hier
avec Triki.
– Puisque vous me posez la question, je
dois vous dire que, si l’on s’en tient aux usages diplomatiques, les propos tenus sont très
durs et à la limite de l’acceptable. Hier, à l’issue de l’audience, j’ai rattrapé mon collègue
Ali Triki et  l’ai prié de ne pas grossir l’affaire.
Il m’a répondu que ce qu’il avait entendu, au
fond, équivalait à une déclaration de guerre. »
Le Président ne réagit pas ; il reste silencieux un long moment, la tête entre les mains,
puis il nous salue et nous nous dirigeons vers
la sortie. Avant que je ne franchisse le seuil, il
me rappelle : « Ce que tu m’as dit ne m’a pas
fait plaisir, me dit-il, mais je t’en remercie. Tu
as été de bon conseil. »
Mission à Tripoli
Au bout d’une semaine, Mohamed Mzali
m’appelle pour me prier de me rendre à
Tripoli et de tenter de reprendre langue avec
Kaddafi.
« C’est à vous que revient logiquement la
démarche », lui dis-je.
Le lendemain, il revient à la charge: « J’en
ai parlé au président, dit-il, la mission vous
revient. » Je décline encore une fois.
À la réunion suivante au palais, Mzali
déclare au Président?: «J’ai déjà parlé à Si Béji
de la mission à Tripoli, mais il ne semble pas
convaincu ».
– Tu dois y aller, me dit le président, il faut
clore ce dossier.
– Une telle mission incombe logiquement
à Si Mohamed, lui dis-je. Je n’avais pas souhaité cette audience avec Ali Triki. Du reste, je
vois mal ce qu’il y a à dire.
– C’est toi qui y vas parce que je te le
demande, reprend le président. Pour le reste,
tu n’es pas de ceux à qui il faut souffler ce qu’il
y a lieu de dire. Tu sais caresser dans le sens du
poil [ta‘rif traqqad ach-chaara]. »
Comme il perçoit mon malaise, il ajoute:
« Prends ton temps. »
J’admets que la mission s’impose, mais
que dire? Au bout de deux jours, je reçois un
appel de Ali Triki, qui, je le sentais, souhaitait
vivement l’arrivée d’une délégation tunisienne. Il m’assure, en réponse à ma question,
que je serai le bienvenu et que je serai évidemment reçu par le « Guide ».
Le 29 avril, il m’attendait à mon arrivée à
Tripoli. Les retrouvailles sont très cordiales.
L’ambassadeur Jenifane, de son côté, n’avait
relevé aucune nervosité particulière à l’endroit de l’ambassade durant les dernières
semaines. Ali Triki me réservait cependant
une surprise : j’étais attendu par Abdesselam
Jalloud. Je maintiens que j’étais porteur d’un
message pour le colonel Kaddafi et que, faute
de le délivrer à son destinataire, je n’avais qu’à
reprendre mon avion. Ali Triki s’empresse de
me rassurer. J’accepte donc l’entretien préalable fixé avec Jalloud.
L’entretien, en présence de Ali Triki et de
Jenifane, était mûrement préparé et sans
doute enregistré : sans chercher à répondre
aux accusations du Président Bourguiba,
Jalloud attaquait nos choix politiques, l’esprit
de nos réformes, la distance que nous maintenions avec le monde arabe. J’avais beau jeu de
rappeler le rôle central de la Tunisie partout
où les droits des peuples arabes sont en cause
: la lutte de libération algérienne, l’alternative
au Caire pour le siège de la Ligue arabe et de
ses organisations annexes, le refuge offert à la
Direction palestinienne… Mais Jalloud
n’écoutait pas, il nous considérait comme des
adversaires de la révolution libyenne, que
nous n’avions jamais fait l’effort de comprendre. Remontant à Hédi Nouira, « il nous parlait de haut, dit-il, il se croyait supérieur ! » Je
réalisais qu’il était en service commandé et
qu’il n’hésitait pas à se faire provocateur. Il ne
cessait de répéter: «Vous n’êtes pas personnellement en cause, nous savons que vous êtes un
patriote connu pour sa droiture et sa franchise, mais nous ne voulons plus avoir affaire
à la Tunisie [sillou thyabkoum min thyabina]. » 
Sans céder aux débordements polémiques,
je m’attachais à répondre sur le fond, ce qui
me permettait de marquer plutôt des points,
sans cesser de répéter à mon tour que tout ce
qui vise mon pays s’adresse également à moi.
Au bout d’une heure, nous nous séparons
en nous serrant la main, sans plus.
L’audience avec Kaddafi est-elle encore
nécessaire? Je demande à Jenifane de me
reconduire à l’aéroport, mais Ali Triki intervient pour rappeler avec insistance que le
«Guide » m’attend à la caserne Azizia. Je me
suis dit alors que si le programme prévoit
deux audiences et que la première est négative, la seconde est vraisemblablement vouée
au compromis. Je m’y rends avec Mohamed
Jenifane. En pénétrant sous la tente, je lance à
haute voix « As-salamou ‘alaykoum ?! » [Que
la paix soit sur vous]. Entouré de Khouildi
Hamidi et de Ali Triki, Kaddafi se lève et me
tend deux doigts. Évitant sa main, je l’interpelle : «Tel que vous me connaissez, je ne
changerai pas, je vous embrasse comme à
notre habitude. Si je ne me sentais pas en
milieu ami, je ne serais pas là !» Kaddafi se
penche pour l’accolade puis, réprimant un
sourire, m’invite d’un geste à m’asseoir. C’était
bon signe.
Rigide, le visage fermé, Kaddafi parle
d’une voix lente: «Comment Habib
Bourguiba se permet-il de nous accuser de
tant de bassesses? J’ai peine à croire qu’il
accorde foi à ce qu’il dit. Vos menaces ne nous
font pas peur. Qu’est-ce qu’il se croit pour se
permettre de me traiter ainsi?
– Le président Bourguiba n’invente pas. Il
juge en fonction des faits, même s’il lui arrive
d’être parfois excessif. C’est vous qui avez été
souvent injuste avec le peuple tunisien, en
affirmant que nous n’étions pas libres.
– Je respecte le peuple tunisien, proteste-til.
– Vous avez dit à Tanya Matthews (de la
BBC), ndlr que vous ne visiterez la Tunisie
que lorsque son peuple se sera libéré. Nous,
Tunisiens, avons arraché notre libération par
la lutte, contrairement à tant de peuples qui
ont reçu leur indépendance sur un plateau par
la grâce des Nations unies. Notre libération
force le respect.
– Tanya Matthews est une espionne que
vous m’avez envoyée. Elle ne s’est pas privée
d’empoisonner l’atmosphère par ses inventions et ses élucubrations. »
Khouildi Hamidi intervient pour appuyer
les propos du « Guide ».
«Je suppose, dis-je en m’adressant à
Kaddafi, que vous avez associé Hamidi à notre
entretien pour nous signifier que lui aussi, qui
compte parmi nos amis, rompt avec la
Tunisie. Je croirai pour ma part que nous
aurons tout perdu si nous perdons la
confiance du ‘Aqid.
Je viens d’entendre des propos de très bas
étage de la part de Abdesselam Jalloud. Je ne
place pas nos rapports à un tel niveau. Je voudrais néanmoins m’assurer que vous, vous me
croyez quand j’affirme que nos relations doivent aspirer à la confiance, mais une confiance
fondée sur le respect, sur la franchise et sur la
vérité.
– Que diriez-vous si je diffusais un enregistrement où le grand public apprend comment j’ai administré une leçon à votre
Premier ministre quand il m’a appelé au télé-
phone pour s’excuser?
– J’ai tout de suite observé tous ces fils qui
traînent sous vos pieds. Ces méthodes ne
m’impressionnent pas, j’ai été quatorze ans au
ministère de l’Intérieur avant d’être ministre
des Affaires étrangères. Oseriez-vous diffuser
tout l’enregistrement et pas seulement des
extraits sélectionnés ? »
Je n’étais pas averti de cet appel téléphonique du Premier ministre. Mohamed Mzali ne
m’en avait rien dit. Cependant, dès qu’on
nous a servi le thé, j’ai compris que l’audience
avec Kaddafi était en effet programmée pour
le compromis. Je pose la question à Kaddafi:
- «Et maintenant, où allons-nous? La
guerre ou la paix? Je pense que nous ne
devons pas insulter l’avenir.
– C’est à vous de trouver la solution.
– Vous placez votre confiance en moi, mais
votre entourage n’acceptera pas.
– J’accepterai, moi.
– Il faudrait que vos collaborateurs acceptent aussi et, après le discours du commandant Jalloud, je suis sceptique.
– Il vous suffira que j’accepte.
Alors, nous considérerons que tout ce qui
s’est passé est un malentendu ! ».
(Extraits des mémoires de Béji Caïd Essebsi,
“Habib Bourguiba. Le bon grain et l’ivraie”)
Par Saïd Ould-Khelifa-DZnews

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