jeudi 17 mars 2011

Tunisie-Algérie, Crises, et re-formation du lien national, Une exemplaire singularité



Par Benjamin Stora
Un processus à caractère révolutionnaire affecte profondément deux pays, l’Egypte et la Tunisie, qui ont en commun d’appartenir à un même univers politique : celui de l’émergence de nations à la faveur de mouvements anticoloniaux et républicains. La révolution nationale et anti-impérialiste conduite par Nasser en Egypte en 1952, et l’avènement de la Tunisie indépendante en 1956 à la suite d’une lutte mené par le très républicain Habib Bourguiba, ont dessiné un paysage culturel très éloigné des systèmes monarchiques en place dans d’autres pays arabes. Les sociétés se sont mises aujourd’hui en mouvement en Egypte et en Tunisie avec force, directement contre les Présidents de la République en place, en refusant le mode de gouvernance proposé. C’est une façon de renouer avec un processus commencé dans les années 1950 (volonté d’indépendance nationale, justice sociale et politique) mais interrompu par l’instauration de régimes autoritaires. Le contexte historique a changé et permis l’affirmation d’un mouvement prônant l’égalité des droits. Avec l’effondrement du communisme stalinien, la crise du nationalisme arabe et de l’islam politique, des forces se présentent avec des propositions nouvelles, concernant en particulier le passage à la démocratie politique.

L’interrogation sur la place de l’Algérie dans le mouvement actuel s’impose dans les esprits. Pourquoi ce pays, sortie d’une longue guerre anticoloniale et si imprégné de cultures révolutionnaires (à base de républicanisme, de socialisme et d’islam jacobin) semble en décalage dans le processus tunisien en cours ? La comparaison avec la Tunisie est plus évidente, dans la mesure où ces deux pays s’inscrivent dans le même espace géographique maghrébin.
Dimensions géographiques et historiques.
La dimension spatiale joue pour beaucoup dans les conduites politiques différentes, et la fabrication des imaginaires culturelles. L’Algérie, dont les frontières actuelles ont été dessinées par le colonisateur, est un pays immense avec l’espace saharien, et des régions où se maintiennent la force des solidarités anciennes (les Aurès, la Kabylie, le M’zab, l’Ouest…). Le nationalisme indépendantiste a fabriqué « par le haut » une vision homogène de la nation, en réduisant sans cesse les forces régionalistes. La Tunisie est un pays plus petit, où le quadrillage de l’espace par le nationalisme du Néo-Destour, dès les années 1930 moment de sa fondation, a pu s’exercer sans grande difficulté. Ce rapport à l’espace explique en partie les difficultés à centraliser, en Algérie, les mouvements politiques de contestation (ce qui n’est pas le cas en Tunisie), que ce soit au temps colonial, ou après les indépendances. La relation à l’histoire, proche et lointaine, dans les comportements idéologiques est également important.
Le rapport d’un État et d’une nation à l’histoire est décisif, complexe. Il est marqué du sceau de la sélection, de l’oubli, et procède d’une permanente actualisation des références du passé. Dans son travail pionnier sur la Tunisie, Driss Abbassi, enseignant-chercheur à l’Université du Sud – Toulon – Var a analysé dans son dernier ouvrage le contenu des livres d’histoire et de géographie publiés à l’intention des classes primaires et secondaires en Tunisie, de l’indépendance au début des années 2000[1]. L’image élaborée par le pouvoir de Ben Ali, et largement entretenue du reste par les acteurs de la promotion touristique depuis une bonne décennie, ressemble étrangement à celle qui fut véhiculée durant la période coloniale : une Tunisie essentiellement méditerranéenne, en termes géographique et culturel, et sans grande attache avec son appartenance maghrébine. La majorité des références au passé mises en avant font ainsi l’impasse sur l’enracinement dans la culture arabo-musulmane et sur la période coloniale pour promouvoir l’appartenance carthaginoise et, dans une moindre mesure, romaine. Driss Abassi mentionne ainsi, pour exemple, que la Tunisie propose désormais entre autres produits à caractère historique et culturel des circuits touristiques carthaginois et qu’Hannibal figure sur l’un des billets de banque (le plus petit il est vrai), celui de un dinar. En enracinant dans ce lointain passé l’identité nationale, il s’agit de fonder la spécificité de la Tunisie sur « l’ancienneté de son territoire et sur son « exceptionnalité géographique », écrit Driss Abbassi.
Un autre travail universitaire, sur les manuels scolaires algériens de langue arabe, par Lydia Ait Saadi, montre une approche différente dans le rapport au passé de l’Algérie[2]. La nation algérienne est présentée comme se débarrassant à chaque étape de son histoire des influences étrangères. Les traces de culture berbère ou juive sont effacées, la présence romaine est peu mise en valeur et stigmatisée, la présence ottomane et la colonisation française sont présentées comme de simples parenthèses vites refermées. Seule la continuité arabo-musulmane est valorisée. La mémoire historique algérienne s’est ainsi construite dans une radicalité jacobine, avec le fameux mot d’ordre de Ben Badis, « L’arabe est ma langue, l’Islam est ma religion, et l’Algérie est ma patrie. »
Le rapport au passé lointain est présenté de manière discontinue en Algérie, avec au centre la question des ruptures ; la Tunisie conçoit ce passé comme s’inscrivant dans un ancrage continu et lointain, le lien national y semble plus évident. La question dans ce pays est directement politique, (démocratie, légitimité des pouvoirs). L’Algérie doit, à la fois, se défaire de pouvoirs considérés comme illégitimes tout en rediscutant son lien national. Le travail est là plus complexe, avec la question berbère par exemple comme l’a montré le soulèvement en Kabylie en 2001, juste après la terrible guerre opposant l’armée aux islamistes radicaux.
Le rapport au passé proche reste aussi différent, problématique. La Tunisie s’est embrasée en 1952 à la suite de l’assassinat du leader de l’UGTT, Ferhat Hached en 1952. Ce pays était le premier du Maghreb à passer à la lutte armée pour l’indépendance (le Maroc suivra en 1953 avec la déposition du Sultan, et l’Algérie en 1954). Mais le processus de l’indépendance a été relativement rapide (mars 1956). L’Algérie a, au contraire, connu une longue et cruelle guerre d’indépendance de huit années qui a favorisé l’installation d’une culture de la violence, à la fois anticoloniale et entre nationalistes. Le lien national a été organisé et maintenu de manière autoritaire pour éviter des possibilités de dislocation par une guerre civile.
Le lien national en question
La fabrication du lien national reste un processus historique complexe intégrant les facteurs culturels, religieux, politiques. Le processus de construction de ce lien par un comparatisme entre deux pays du Maghreb, l’Algérie et la Tunisie, peut permettre de lire les événements actuels en cours au Maghreb. Aux fausses harmonies d’un récit à chronologie double – les faits et leurs représentations –l’examen de quelques points de rupture, dessine une parenté singulière : la sensation d’appartenance à un même espace, le Maghreb, par l’arrivée de l’Islam et de l’arabité ; la présence ottomane, et la colonisation française. Mais les traumatismes nés en particulier de la violence coloniale ne sont pas perçus de la même manière. Si les indépendances des deux pays provoquent le basculement dans une modernisation forcée, les points de repères mémoriels nés de la guerre d’Indépendance contre la France sont très présents en Algérie, et oblige à des interrogations permanentes sur le lien national.
Deux nouvelles nations émergent, qui n’ont pas le même souci de séparation entre le politique et le militaire, le religieux et l’espace public. La Tunisie républicaine d’Habib Bourguiba s’éloigne de “l’Algérie socialiste” de Houari Boumediene. Le système de croyances nationales se déplace et se recompose sous l’effet de la quête d’une assurance identitaire. Et ce, jusqu’aux ruptures d’équilibre, dans la violence quelquefois, qui font vivre les nations dans le drame et la passion. Avec le bouleversement énorme que connaît la Tunisie depuis janvier 2011, le temps d’une nouvelle refondation d’un pacte national ne se pose-t-il pas dans les deux pays ?
Benjamin Stora, historien
(/blogs.mediapart.fr/blog/benjamin-stora)
[1] Driss Abbassi, Quand la Tunisie s’invente. Entre Orient et Occident, des imaginaires politiques, Paris, Autrement, Collection Mémoires/Histoire, 2009, 157 p.
[2] Lydia Ait Saadi, Thèse soutenue à l’INALCO, 2009, L’émergence de l’idée de nation dans les manuels scolaires algériens de langue arabe, soutenue à l’INALCO en 2009. Dans cette thèse, l’auteure aborde la question de l’émergence de la nation algérienne à travers l’étude des manuels scolaires algériens, conçus, édités et diffusés par le ministère algérien de l’Education nationale. Pour aboutir à ce travail, la traduction des manuels faits en langue arabe, depuis 1962 à 2008, a été réalisée.

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