Avec une intervention armée étrangère en Libye, la révolution en cours prendrait un autre visage.
Une telle action ne relève pourtant pas du fantasme. Par le passé, les Etats-Unis bombardèrent Tripoli en 1986 au motif du soutien apporté par le régime au terrorisme international. Une trentaine d'appareils auxquels la France refusa le survol de son territoire prirent part à l'opération qui fit des dizaines de victimes civiles, dont la fille adoptive de Kadhafi.
Aujourd’hui, alors qu’à son tour, il utilise les bombardements contre la population, divers scenarii sont échafaudés de toutes parts.
Aux Etats-Unis les anciens partisans de l'invasion de l'Irak John McCain et Joe Lieberman demandent la reconnaissance d'un gouvernement libyen d'opposition et son armement par Washington.
(D’autres proposent de faire intervenir militairement la Tunisie ou l'Egypte. C’est le cas d’Alexandre Adler, en France, lui aussi Zfavorable à l’invasion de l’Irak en 2003.)
Toutefois, une intervention directe au sol en dehors de forces spéciales déjà présentes en Libye ne semble pas envisageable pour diverses raisons : réaction de la population libyenne, de l’opinion internationale et notamment arabe, mobilisation des troupes de l’OTAN en Afghanistan, en Irak et sur la bande sahélienne (Tchad – Soudan). Une autre option réside dans la proposition avancée par Joshua Muravchik, analyste du très néoconservateur American Enterprise Institute et dont le dernier ouvrage en phase avec l’actualité présente s’intitule « The Next Founders: Voices of Democracy in the Middle East », « Les prochains fondateurs : Voix de démocratie dans le Moyen-Orient ».
Pour Joshua Muravchik, « Kadhafi utilise ses avions et ses hélicoptères contre sa propre population civile. Les Etats-Unis pourraient aisément empêcher cela. Kadhafi a évidemment engagé d’autres armes lourdes dans la bataille. Mais si les États-Unis lui refusent le ciel, cela pourra probablement se révéler être un coup fatal dans le dos. Cette mesure n’entraînerait pas l’envoi d’un seul soldat américain et serait largement applaudie par les Libyens et probablement par l’opinion publique dans toute la région. Et naturellement pas par tous les gouvernements ».
Cette option a l’avantage de n’exposer aucune troupe au sol. Quant à l’aviation libyenne si elle est en capacité de causer d’importants dommages aux civils libyens, elle ne pourra pas faire grande chose avec ses vieux Mig 21, Mig 23, Su 22, Su 24 et Mirages F1 (français) face aux forces de l’OTAN. En 1986, les Etats-Unis n’avaient enregistré que deux morts parmi les équipages venus bombarder Tripoli.
L’idée formulée par Joshua Muravchik séduit d’autant que l’OTAN bénéficie en méditerranée de portes avions terrestres que sont l’Italie et la France. Washington a d’ailleurs désigné publiquement l'Italie et la France, pour des raisons géographiques, dans une telle perspective. L’Egypte qui accueille régulièrement les manœuvres combinées terrestres et aériennes Bright star est une autre plateforme pour les avions de l’OTAN.
Quant à la mer méditerranée, elle voit voguer sur ses flots la sixième flotte des Etats-Unis, composée d'environ 40 navires, 175 avions et 21 000 personnes. Du 23 mai au 15 juin 2010, la 6ème flotte avaient organisée à partir de la Tunisie des manœuvres conjointes visant à "renforcer la coordination entre les corps de marines des pays de l'Europe du sud et de l'Afrique du nord", selon le vice-amiral Harry B. Harris.
Un centre de commandement conjoint avait été mis en place en Tunisie pour piloter ces exercices militaires, avait ajouté ce responsable, saluant alors le rôle "important" de la Tunisie dans le maintien de la sécurité et la stabilité de la région.
Participaient à ces manœuvres, l'Algérie, l'Espagne, l'Italie, le Maroc et la Tunisie.
Tous les éléments du décor étaient déjà en place depuis longtemps.
Le porte-parole de la Maison Blanche, Jay Carney a confirmé que l'idée d'une zone d'exclusion aérienne (ZEA) au-dessus de la Libye, destinée à empêcher le régime de Kadhafi d'attaquer sa population, était à l'étude :"Nous avons dit qu'une zone d'exclusion aérienne était une possibilité que nous étudiions activement et dont nous discutions avec nos alliés et nos partenaires ».
Sans attendre, l'OTAN s'est réunie pour planifier une zone d'exclusion aérienne au dessus du territoire libyen.
Une réunion des ministres de la Défense de l'UE en Hongrie a été consacrée à la préparation de "plans d'urgence" pour contrôler l'espace aérien libyen. "C'est l'une des options" sur la table, a souligné le ministre hongrois de la Défense, Csaba Hende, à propos d'une zone d'exclusion aérienne, en évoquant les "moyens" dont disposaient l'Otan et l’UE, sans préciser lesquels, pour interdire à l'aviation libyenne de bombarder les opposants.
Même la Haute-Commissaire aux droits de l'homme de l'ONU, Navi Pillay, s’est rangée à l’idée estimant qu'une telle mesure pourrait être requise immédiatement, s'il est déterminé que des appareils libyens ont bel et bien attaqué des civils.
Et en France ?
Le gouvernement pris dans les affres des affaires MAM avant de s’en être libéré, considère que la proposition méritait d'être examinée, tout en soulignant la nécessité d'une action collective.
Les plus ardents défenseurs d’une zone d’exclusion aérienne sont ailleurs.
Harlem Désir, numéro deux du Parti socialiste, a demandé à son tour une zone d’exclusion aérienne au dessus de la Libye, reprenant une idée de l’ancien ministre PS de la Défense, Paul Quilès : “La question aujourd’hui qui est posée, c’est de limiter les capacités de répression du régime libyen, et par exemple que soit décrétée une zone d’exclusion aérienne”. Il faut “interdire à l’aviation libyenne de faire voler des appareils militaires pour tirer sur des populations civiles”, a-t-il estimé.
Et de rappeler l’exemple irakien : “La communauté internationale et les Nations unies ont déjà pris des dispositions de ce genre à l’époque de Saddam Hussein”, a-t-il ajouté.
Ce rappel Joshua Muravchik, néoconservateur américain le fait lui aussi : « Une mesure simple serait de déclarer la Libye zone d’exclusion aérienne, comme nous l’avons fait au nord et sud de l’Irak dans les années 1990 afin de protéger les Kurdes et les chiites ».
Mais contrairement à l’Irak, où en l’espèce aucune résolution du Conseil de sécurité ne donnait le droit aux Etats-Unis, la Grande- Bretagne et la France de créer des ZEA, le secrétaire général de l'Alliance atlantique, le Danois Anders Fogh Rasmussen souhaite se parer d’un mandat international: "Il est trop tôt pour aller dans le détail. Une décision aussi grave (que la zone d'exclusion) nécessiterait absolument une légitimité internationale", "un mandat clair des Nations unies", a-t-il souligné.
L’évocation de l’espèce irakienne étant récurrente, il est peut être utile de revenir sur elle.
1991 – 2003, les ZEA irakiennes
Les ZEA sont au nombre de deux. La ZEA Sud couvre 227 277 km² et celle du Nord 43 707 km². Les deux zones englobent au total 270 985 km², soit 62% du territoire iraquien. Il est à souligner qu’elles correspondent aux champs pétroliers iraquiens et aux territoires qui ont fait l’objet de concessions aux puissances occidentales sous le mandat britannique.
L’Iraq ne peut accepter une telle atteinte à sa souveraineté. Le 11 aout 1992, l’ambassadeur iraquien, monsieur Al Anbari dénonce un plan qui vise « à détruire l’Iraq et le peuple iraquien au moyen d’un embargo perpétuel, par l’établissement de zones refuges dans le Nord et le Sud, et éventuellement par le démembrement » (1). Pour Tarek Aziz, « l’agression anglo-américaine continue (…) Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne nous ont imposé des zones d’exclusion aérienne au Nord et au Sud, en avril 1991. Elles ont été étendues an août 1992. Notre aviation n’a pas le droit de les survoler, et les avions anglais et américains contrôlent ces zones » (2).
Ce dirigeant iraquien estime également que « Ces opérations font partie du plan américain pour déstabiliser et renverser le régime. Elles visent à brouiller la situation politique de l’Iraq, en instaurant et développant une division virtuelle entre le Nord qui est surtout kurde, le Sud qui est majoritairement chiite, et le Centre qui est surtout sunnite »(3). Pour être plus précis, « Les zones d’exclusion aérienne et leurs bombardements systématiques, en maintenant une partition de fait, préparent politiquement et moralement la division de l’Iraq »(4).
Pourtant, l’ambassadeur des Etats-Unis, monsieur Pickering, lors du vote de la résolution 687 (1991) se veut rassurant en considérant que l’Iraq est « à l’abri du démembrement »(5).
Pour examiner la question des ZEA, que l’expert militaire, John N. T. Shanahan (6), regarde comme un phénomène unique en son genre, il nous faut aborder leur création, leur extension, puis leur base juridique contestée.
La création des ZEA et leur extension
Selon les alliés (7) qui ont établi unilatéralement les ZEA, celles-ci ont été créées pour des raisons humanitaires afin d’empêcher la répression organisée par Saddam Hussein contre les Kurdes au Nord et les Chiites au Sud. Leur but est de prévenir toute attaque aérienne contre ces populations. Cette vision des choses ne fait pas l’unanimité. En effet, pour certains, comme le représentant de Cuba au Conseil de sécurité, Alarçon de Quesada, la question humanitaire constitue le moyen de « justifier l’occupation militaire du territoire iraquien » et « la poursuite des opérations militaires contre ce pays »(8).
Le cessez-le feu de 1991
Pour Shanahan, les ZEA apparaissent comme le résultat de la fin hâtive de l’opération Desert Storm. L’accord de cessez-le-feu négocié à Safwan, entre militaires de la coalition et iraquiens, prohibe l’usage d’avions à ailes fixes tout en autorisant celui d’hélicoptères. Le 3 mars 1991, le général Schwartzkopf indique dans ce sens, aux autorités iraquiennes, que la coalition abattra tout avion iraquien. Le 20 mars, un F15-C américain abat un SU-22 iraquien au Nord de l’Iraq. Le 22 mars, un F15-C abat un second SU-22 iraquien, toujours au Nord.
Lé régime iraquien profite de la lacune de l’accord de cessez-le-feu relative aux hélicoptères pour utiliser ceux-ci face aux révoltes qui s’expriment dans le Sud et le Nord. Comment expliquer qu’un tel avantage tactique n’ait pas été interdit lors du cessez-le-feu ? Le Washington Post du 12 mars 1998 revenant sur ces faits rappelle que le général Sir Peter de la Billière déclara alors « les iraquiens sont responsables de l’établissement de la loi et de l’ordre. Or, vous ne pouvez pas administrer un pays sans utiliser des hélicoptères ».
Sarah Graham-Brown, auteure de l’article en conclut que l’usage potentiel d’hélicoptères contre les populations était envisagé par les négociateurs du cessez-le-feu. Une situation identique se réitérera en Bosnie quelques années plus tard, permettant des raids d’hélicoptères contre des civils.
Le Nord de l’Iraq
Les opérations de répression des Kurdes organisées dans les jours qui suivent le cessez-le-feu provoquent le déplacement de centaines de milliers, voire d’un million de personnes vers la frontière turque. Une opération humanitaire est organisée par une partie de la coalition. Elle a pour nom « Provide Comfort ». Le 10 avril 1991, les Etats-Unis demandent à l’Iraq de ne pas interférer avec les opérations en cours et interdisent à tout aéronef (à ailes fixes ou rotatives) de dépasser le 36ème parallèle. Le 27 juin, cette interdiction est réitérée. C’est ainsi qu’est pérennisée et étendue aux hélicoptères, l’interdiction de vol édictée à Safwan. Cette prohibition devient par là même occasion, la 1ère des deux ZEA.
Michel Habig, député français estimait quelques années seulement après la création de la ZEA Nord que sa fonction était de protéger les Kurdes[ix]. Dans son 13ème rapport annuel, le Comité de la défense de la Chambre des Communes britannique porte un jugement analogue, en juillet 2000. En 2009, le HCR revenant sur la question kurde écrit que « Le Nord de l’Iraq kurde est entré dans une période de calme relatif et de stabilité économique, et d’autonomie, largement protégé des attaques du régime par les ZEA »(10).
Le Sud de l’Iraq
Pour Shanahan, la différence majeure entre la ZEA SUD et la ZEA Nord, c’est que la 1ère n’a pas été mise en œuvre en appui à une opération humanitaire. Selon lui, elle vise également à interdire l’usage d’hélicoptères contre les populations chiites, notamment dans les marais du Sud. Si tel est le cas, cette proscription intervient bien tardivement après que la rébellion chiite du Sud ait été étouffée. En effet, la seconde ZEA correspond à l’opération « South Watch » au Sud du 32ème parallèle, à compter seulement du 2 août 1992.
Dans le Los Angeles Times du 1er juin 1992, George Bush (père) annonce sa volonté d’instaurer une ZEA au Sud de l’Iraq.
L’un de ses Conseillers indique qu’il s’agit « de lui dénier les attributs de la souveraineté » et d’adresser « le message que tant que Saddam sera au pouvoir, la souveraineté de l’Iraq se dégradera »(1). Des propos qui s’inscrivent dans la ligne droite de la doctrine américaine de souveraineté limitée[ (12).
Le représentant des Etats-Unis, l’ambassadeur Perkins explique aux membres du Conseil de sécurité, le 11 août 1992, les raisons qui concourent à l’instauration d’une ZEA au SUD : « en 1991, le Conseil a condamné la répression contre la population civile iraquienne dans de nombreuses régions de l’Iraq, dont les zones peuplées de Kurdes, considérant qu’elle constituait une menace pour la paix et la sécurité internationales. A l’époque, le gouvernement des Etats-Unis et d’autres gouvernements en étaient venus à la conclusion que la situation était tellement grave et l’intransigeance si manifeste que d’autres mesures devaient être prises pour empêcher une aggravation de la répression contre la population civile. Aujourd’hui, cette situation existe non seulement dans le Nord mais aussi dans le Sud de l’Iraq »[(13). Lors de cette séance, il reçoit, notamment, le soutien de Sir David Hannay.
En 1996, la zone Sud est étendue au 33ème parallèle. La France ne participe pas à cette extension. Le général Joseph Ralston (14) légitime cette décision unilatérale et sans approbation du Conseil de sécurité par le fait que l’accroissement de la superficie couverte par la ZEA Sud va permettre d’englober dorénavant, deux grandes bases aériennes iraquiennes et une importante zone d’entrainement.
Une guerre d’attrition
Selon le général de brigade David A. Deptula qui fut en charge des ZEA iraquiennes, ces zones ont trois fonctions (15) : 1) Dénier à l’adversaire d’utiliser son espace aérien ; 2) Exercer une pression sur lui afin qu’il satisfasse aux demandes des Nations Unies ou d’une coalition donnée ; 3) Construire un partenariat stratégique avec des alliés.
Il ajoute qu’il s’agit d’un acte de « diplomatie intrusive », certes moins intrusif que des forces au sol. A ce sujet, il convient de souligner que l’imposition d’une ZEA au Nord de l’Iraq a été accompagnée en 1991 par la présence au Kurdistan de 23 000 militaires de la coalition et qu’il eut été difficile de les y maintenir ad vitam aeternam. Deptula remarque ainsi que la ZEA Nord a fourni une couverture aux forces au sol. Il considère également que les ZEA constituent un moyen léger ou intense de surveillance, selon le besoin. Le Comité de la défense de la Chambre des Communes(16) assimile également ces zones à une méthode permanente de reconnaissance tactique. Pour Deptula, les ZEA exproprient les Etats qui les subissent d’un élément de souveraineté. L’Etat considéré est déclaré comme étant amoindri dans l’exercice de ses droits. Les ZEA apparaissent comme un substitut à la guerre. Dans une formule qui lui appartient, il estime que les ZEA donnent le pouvoir de « maintenir les mécréants dans leur boite ».
Pour Scott Silliman (17), les ZEA sont un élément de la politique de containment incluant les inspections de désarmement et les sanctions économiques. Stephen Lee Myers relève dans le New York Times (18), qu’en l’absence d’inspecteurs (à partir de 1998), les patrouilles dans les ZEA deviennent le cœur de la politique de containment. Les fonctions de ces zones sont donc assez explicites. Leur mise en œuvre notamment sur le plan quantitatif traduit le rôle qui leur est assigné. De 1998 à 2002, 37 000 sorties aériennes sont recensées au-dessus des ZEA imposées à l’Iraq, selon le directeur général (19) du Ministère iraquien de l’information, Odaï Al-Tayi. Dans le Washington Post du 25 octobre 2000, Thomas E. Ricks (20), comptabilise 16 000 sorties aériennes depuis janvier 1997, 250 frappes sur le Nord, l’emploi d’un millier de bombes et de missiles. D’août 1992 à août 2000, la ZEA SUD(21) aurait connu à elle-seule 200 000 sorties aériennes.
Ces sorties s’accompagnent de frappes aériennes régulières menées par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. En effet, « Chaque jour, une panoplie complète d’avions américains incluant des U2 espions et des RC 135, parcourent le ciel au Nord de l’Arabie saoudite et au Sud de la Turquie, surveillant les militaires iraquiens. Ces avions de combat y attaquent régulièrement des positions de la défense antiaérienne iraquienne »(22). Pour les Etats-Unis, les tirs effectués dans les ZEA ne sont officiellement que des actions défensives(23), destinées à protéger les pilotes.
Or, les Etats-Unis ne reconnaissent aucune perte d’avion (24), en dehors d’un drone à 3,2 millions de dollars pièce, en 2001. La menace des défenses anti-aérienne est donc quantité négligeable pour les aviations américaines et britanniques et apparait comme un prétexte fort utile. Même le nombre de victoires iraquiennes officielles est faible (10 avions), au regard du volume des sorties aériennes. Saddam Hussein qui a offert des primes récompensant la destruction d’avions ou la capture de pilote n’a jamais eu à les verser. De facto, les pilotes de la coalition sont donc libres de tout mouvement au dessus de l’Iraq. Comme le remarque Denis Halliday (25), seuls les avions iraquiens étaient interdits de vols dans les ZEA. Cette absence de menace laisse toute latitude en matière de bombardement. Elles contribuent à augmenter l’allonge de l’aviation US pour frapper l’Iraq ailleurs que dans ces zones. Des tirs de missiles y sont effectués par des appareils américains mais sur des cibles situées entre le 33ème et le 36ème parallèle, donc hors des ZEA.
Du 28 décembre 1998 au 31 décembre 1999, l’UNOCHI (26) enregistre 132 jours de frappes aériennes dans les ZEA ; 144 civil tués, dont 57 au Nord et 87 au Sud lors de 56 raids ; 446 civils blessés dont 133 au Nord et 313 au Sud. Von Sponeck note que le 28 février 1998 et le 7 mars des avions américains bombardèrent des installations pétrolières dans la ZEA du Nord. 26 attaques au sol avaient été comptabilisées par son organisation, entre le 1er janvier et le 27 février 1998. L’UNOCHI, le 2 mars 1999, par la bouche de Benon Sevan (27)déclare être inquiète par ces « incidents » dont la principale conséquence est l’interruption de l’exportation de pétrole avec le risque d’aggraver la situation humanitaire.
Ces frappes dans les deux ZEA engendrent un malaise du personnel onusien présent sur place (28). Lors de la phase V du programme pétrole contre nourriture, le personnel de l’UNOCHI (29) se retrouvera à 21 reprises sous les frappes américano-britanniques. En janvier 1999, le Président Clinton assouplit les règles d’engagement américaines (30) dans les ZEA.
Sandy Berger (31), le Conseiller de Bill Clinton pour les questions de sécurité explique que les pilotes viseront n’importe quel système de la défense antiaérienne iraquienne qui rend (théoriquement) vulnérables les avions américains. Le 23 mars 2000, le porte-parole du département de la défense, observe la conséquence de cette assouplissement : une « dégradation significative des capacités de défense anti-aérienne de l’Iraq ». Tarek Aziz constate le même phénomène: « Depuis décembre (1999 NDR), nous avons enregistré 9000 sorties. Ils bombardent tous les jours des sites militaires mais aussi civils, des centres de communication, des installations pétrolières et des zones résidentielles, dans le Nord et le Sud. Entre le 17 décembre 1998 et le 28 août 1999, nous avons compté 178 martyrs et 177 blessés » (32). Une intensification des opérations (33) en 2002 et 2003 a lieu.
Elle vise à préparer l’invasion. De mars 2001 à novembre 2001, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne avaient utilisé 15 tonnes de munitions pour bombarder la ZEA SUD. Sur la même période de 2002, ils en emploient 126,4. Cette démultiplication des attaques a notamment pour objectif de réduire à néant l’amélioration (mise en place de fibre optique pour les communications) du système anti-aérien iraquien réalisée en 2001 par la société chinoise Huawei Technologies (34) spécialiste des réseaux de communication.
Les ZEA constituent une forme de déréglementation du Droit international dans toutes ses dimensions. Le professeur Giovanni Pettinato de l’université de Rome écrit dans ce sens que c’est dans « la zone d’exclusion aérienne soumise au contrôle des Nations Unies, que le patrimoine (archéologique) a sous doute été le plus touché » (35).
Cette méthode de contrôle de l’Iraq est relativement couteuse. En 1999, Stephen Lee Myers relève dans le New York Times (36) que les Etats-Unis maintiennent autour de l’Iraq une force aérienne et navale conséquentes composée: de 20 000 soldats, de 200 avions de combats et de 19 navires.
La présence de cette force mobilise près de 1 milliard de dollars par an. Une somme qu’il convient de comparer à ce qui est affecté au peuple iraquien dans le cadre du programme pétrole contre nourriture. Chaque missile de croisière coûte, au minimum, 1 million de dollar. Sur les huit premiers mois de l’année 1999, 1100 missiles ont été utilisés contre 359 cibles uniquement au Nord. De 1991 à 1998, 6 milliards de dollars sont dépensés à cet effet, contre 3 milliards de 1999 à 2001. La ZEA Sud (37) est la plus onéreuse : 1497 millions de dollars en 1998 ; 954 millions en 1999 ; 755 millions en 2000 et 678 millions en 2001.
La ZEA Nord quant à elle nécessite 136 millions en 1998 ; 156 millions en 1999 ; 143 millions en 2000 et 138 millions en 2001. La participation financière de la Grande Bretagne aux ZEA se situe à une autre échelle : 84 millions de dollars par an.
Pour autant, la légalité de ce dispositif n’en est pas moins contestée.
La légalité contestée des ZEA
Les alliés font référence aux résolutions du Conseil de sécurité pour légitimer l’existence de ces mesures unilatérales, dénoncées par l’Iraq et d’autres Etats.
L’argumentation relative aux ZEA développée par les Etats-Unis et la Grande Bretagne les présente comme expressément autorisées par le Conseil de sécurité (38).
En 1er lieu, la coalition fait systématiquement référence aux résolutions du Conseil de sécurité relatives à la protection des populations. James Rubin (39), porte parole du département d’Etat estime dans ce sens que « l’objectif des ZEA est de prévenir l’utilisation de l’espace aérien par l’Iraq pour tuer et mutiler ses propres citoyens ». Sir Jeremy Greenstock, déclare au Conseil de sécurité que « L’action que nous menons dans les ZEA fait suite à la résolution 688 (1991) du Conseil, visant à protéger les civils iraquiens de la répression organisée par le Gouvernement iraquien »(40).
Or, si la résolution 688 (1991) enjoint les Etats membres à contribuer à l’effort humanitaire au Nord et au Sud de l’Iraq, elle ne contient aucune disposition mentionnant la création d’une ZEA.
Cette résolution a au demeurant été adoptée dans le cadre du chapitre VI de la Charte et non dans le cadre du chapitre VII.
Pour battre en brèche cet argument, les alliés font également appel aux résolutions du Conseil relatives à l’usage de la force. Jeremy Greenstock (41) s’appuie ainsi sur les résolutions 678 (1990) et 687 (1991) et leurs dispositions édictées dans le cadre du chapitre VII.
Celles-ci autorisent les Etats membres à « user de tous les moyens nécessaires » ou à « prendre les mesures requises pour assurer la paix et la sécurité dans la région ». Pour le général de brigade David Deptula (42), tout avion iraquien entrant dans une ZEA peut être soumis à une attaque au titre de l’article 42 – Chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Toutefois, ces résolutions ne concernent que la situation entre l’Iraq et le Koweït.
Le troisième est dernier argument allié est celui de la légitime défense. Les pilotes américains et britanniques ont des règles d’engagement très larges. Dès qu’une station radar iraquienne les illumine au moyen de son radar, ils la détruisent. De telles actions sont considérées comme de l’autoprotection ou de l’auto-défense. La Turquie qui sert de base aux avions assurant la mise en œuvre de la ZEA Nord, défend par le biais de son 1er Ministre, Suleyman Demirel (43) en 1993, cette analyse : « les avions de Provide Comfort ont utilisé un droit légitime d’auto-défense ». Stephen Zunes (44) écrit que c’est la 1ère fois dans l’histoire que l’usage d’un radar pour suivre un avion étranger militaire violant l’espace aérien internationalement reconnu d’un Etat est qualifié d’agression. En novembre 2002, le porte-parole de la maison blanche, Scott McClellan (45) déclare que les Etats-Unis sont persuadés que tirer sur un avion américain ou britannique dans une ZEA constitue une violation des résolutions du Conseil, nécessitant une action armée. Une telle argumentation est loin de susciter l’unanimité.
La contestation de la légalité des ZEA est notamment le fait de l’Iraq. Selon Tarek Aziz, « Cette interdiction qui nous est faite de survoler des pans entiers du territoire national n’est plus en phase avec les résolutions du Conseil de sécurité. Les Russes et les Chinois considèrent qu’il est illégitime que les aviations anglaise et américaine aient l’exclusivité du survol de ces zones. Mais le Conseil ne peut pas prendre de décision officielle, sans l’accord de tous ses membres. Comme d’eux d’entre eux sont les agresseurs, il est contraint au mutisme »(46). Il ajoute que « les trois gouvernements occidentaux avaient voulu tromper l’opinion publique en lui faisant croire que la création des ZEA au Nord et au Sud de l’Iraq découlait d’une résolution de l’ONU » (47).
Or, « cette tentative a été démasquée, car il est clair que l’existence de ces zones relève d’une décision unilatérale prise par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France pour des motifs de politique coloniale visant à diviser l’Iraq et à le déstabiliser ».
En mars 2002, le Docteur Naji Al Hadithi, Ministre iraquien des affaires étrangères présente une lise de 19 questions au Secrétaire général des Nations Unies parmi lesquelles figurent celle-ci : « Les Nations Unies peuvent-elles garantir l’élimination des deux zones d’exclusion aérienne ? » (48).
D’autres Etats joignent leur voix à celle de Bagdad. En 1999, l’ambassadeur russe condamne « le bombardement aérien continue de civils iraquiens et d’installations militaires par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne sous le prétexte illégal des ZEA qui ont été créées unilatéralement in circumvention du Conseil de sécurité » (49). Pour la Syrie, ce dispositif ne repose sur aucun fondement légitime (50). L’ambassadeur libyen (51), le 28 juin 2001, critique le Conseil de sécurité qui n’a jamais organisé de débat sur les ZEA. L’ambassadeur indien Satyprata Pal souligne quant à lui que « les ZEA ne sont autorisées par aucune disposition des résolutions du Conseil » (52).
Ces zones sont donc illégales (53) pour de nombreux Etats comme pour certains observateurs. Olivier Paye, de l’Université de Bruxelles, évoquant l’instauration des ZEA, rappelle qu’aucune raison humanitaire ne saurait justifier l’usage de la force par un Etat à l’encontre d’un autre. Seules, les Nations Unies peuvent autoriser une intervention militaire pour solutionner un problème humanitaire (54). Von Sponeck note lui aussi qu’il « ne peut pas être argué que les résolutions portant sur l’Iraq contiennent des dispositions autorisant explicitement la création de ZEA (…) Deux membres permanents du Conseil ont maintenu pendant près de 10 ces zones sans mandat du Conseil » (55). Il estime, au demeurant que « Les ZEA imposées à l’Iraq de 1991 à 2003 constituent un exemple puissant de la nécessité et de l’urgence de réformer le Conseil, résultant de son incapacité structurelle et normative à faire face à l’unilatéralisme »(56).
Pour la FIDH (57), l'établissement de ZEA ne repose sur aucune disposition expresse d'une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies, ni sur aucune autorisation implicite de recourir à la force.
Les ZEA en contradiction avec le droit aérien (58)
L’Iraq se retrouve privé de 62% de son espace aérien (59) par les Etats-Unis et le Royaume-Uni. Or, chaque Etat est théoriquement souverain en la matière.
La souveraineté territoriale suppose le droit exclusif d’exercer les compétences étatiques de manière exclusive de tout autre compétence d’Etat à l’intérieur du territoire sur lequel elle s’exerce. La jurisprudence internationale le rappelle de manière constante (sentence arbitrale de Max Huber dans l’affaire Ile de Las Palmas ou affaire du Lotus). La Convention de Chicago de 1944, dans son article 1er, dispose que les Etats contractants reconnaissent que chaque Etat jouit de la souveraineté sur l’espace atmosphérique au dessus de son territoire.
Ainsi, la violation de l’espace aérien par un aéronef étranger autorise la victime à l’intercepter et à exiger son atterrissage. S’agissant d’aéronef d’Etat, l’Etat illégalement survolé peut prendre des mesures de riposte radicale allant jusqu’à la destruction après des sommations restées vaines. L’Etat en question est légalement fondé à réagir par tous les moyens à l’encontre de l’aéronef intrus qui engage la responsabilité de l’Etat auquel il appartient. A titre d’exemple, la Republic Of China Air Force (60) (ROCAF) taïwanaise qui effectuera de 1955 à 1968, 838 missions au dessus de la Chine Populaire perdra dans ce cadre 142 pilotes.
Quant aux Etats-Unis, ils saisiront dans les années 50, à plusieurs reprises la CIJ au sujet d’incidents impliquant des avions, intervenus avec l’URSS, les 7 octobre 1952, 10 mars 1953, 4 septembre et 7 novembre 1954. Ils contesteront alors le droit souverain de l’URSS à intercepter au dessus de son propre territoire, des avions américains.
La ZEA imposée à la Yougoslavie
Shanahan note que la seule ZEA comparable à celles d’Iraq est celle qui a été imposée au dessus de la Bosnie – Herzégovine, en octobre 1992 dans le cadre de l’opération « Deny Fligth » en vertu des résolutions 781 (1992) et 816 ( 1993) par le Conseil de sécurité puis intégrée à l’opération de l’OTAN en décembre 1995, « Joint Endeavor ».
Tirant les leçons de l’espèce iraquienne, l’instauration de cette ZEA repose sur une base juridique, qui est explicite. La résolution 781 du 9 octobre 1992 dispose que « l’établissement d’une interdiction des vols militaires dans l’espace aérien de la Bosnie Herzégovine constitue un élément essentiel de la sécurité de l’acheminement de l’aide humanitaire dans le pays et une mesure décisive pour la cessation des hostilités ». Le 31 mars 1993, le Conseil de sécurité par sa résolution 816, se déclare préoccupé par les violations répétées de l’espace aérien bosniaque. Faisant référence au chapitre VII de la Charte, il autorise les Etats à titre national, ou encore dans le cadre d’organisations à prendre toutes les mesures, sous son autorité, pour assurer l’interdiction de vol, 7 jours après l’adoption de la résolution. Le Conseil de sécurité se défausse ainsi sur l’OTAN.
Or, Monique Chemiller – Gendreau (61) note que « le Conseil de sécurité n’a en aucune manière la possibilité de déléguer à qui que ce soit le droit de faire la guerre. Nous sommes depuis 1990 devant des violations répétées de la lettre et de l’esprit de la Charte. La sécurité collective doit être exercée collectivement d’un bout à l’autre pour régler une situation de rupture de la paix ou de menace contre la paix ».
L’OTAN et 11 de ses membres (Allemagne, Belgique, Canada, Danemark, États-Unis, Grèce, Italie, Norvège, Pays Bas, Portugal, Turquie), sans oublier la France sont en charge de faire respecter ces deux résolutions. Une cinquantaine d’appareils participe à son implémentation. Ils seront jusqu’à 200 et effectueront de 1993 à 1995, 100 000 sorties aériennes.
Le 28 février 1994, ils abattront quatre avions de combat qui violaient la ZEA. L'Alliance connaît là le premier engagement militaire de son histoire.
Entre avril 1993 et janvier 1994, 650 violations (62)de la ZEA notamment par des hélicoptères sont comptabilisées. D’août à septembre 1995, des bombardements aériens ont lieu contre les forces serbes. Le 14 décembre 1995, un Accord cadre général pour la paix est signé à Paris. Il ne s’agit là que d’un répit. Comme l’Iraq en 1998, la Yougoslavie sera l’objet d’une campagne de bombardements en 1999.
Conclusion
La ZEA préconisée en Libye par les Etats-Unis et ses alliées n’a pas vocation à soulager le peuple libyen de son dictateur. Elle constitue un outil de spoliations des richesses naturelles du peuple libyen qui lui sera imposée en instrumentalisant la cause de l’actuelle révolution libyenne. Elle est aussi un message à l’ensemble du monde arabe : « vous pouvez vous révolter, mais nous garderons la mainmise sur le pétrole ». S’il en était autrement, une ZEA serait imposée à Israël au-dessus du Liban et de la Palestine occupée où chaque jour les Palestiniens subissent une oppression sans nom aussi terrible que celle de Kadhafi. Mais peut-être que dans son élan, le printemps des peuples arabes touchera le peuple israélien à son tour et qu’il dira non aux colonies, au militarisme et oui à la paix.
Karim Lakjaa
Karim Lakjaâ : Docteur en droit, Membre de l’équipe REPONSE de l’Université de Reims, Collaborateur occasionnel des Cahiers numériques de la défense nationale, de la Revue militaire suisse, de Damoclès (CDRPC) et du quotidien d’Oran.
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