mercredi 28 septembre 2011

Ce que Wikileaks nous apprend sur Al Jazeera


Dans les locaux d'Al Jazeera au Qatar, en 2011. REUTERS/ Fadi Al-Assaad
Le réseau de télévision câblée du Moyen-Orient, la voix du Printemps arabe, est-il aussi indépendant qu’il le prétend?
- Dans les locaux d'Al Jazeera au Qatar, en 2011. REUTERS/ Fadi Al-Assaad -
Al Jazeera fait des vagues au Moyen-Orient depuis sa toute première émission le 1er novembre 1996. Dans ses dépêches et ses talk-shows, la chaîne satellite panarabe, financée par l’État du Qatar, critique avec virulence la politique étrangère américaine en Afghanistan,
en Irak et dans les territoires palestiniens, tout en étant une véritable épine dans la chair de nombre d’autocrates arabes. Mais depuis la dernière abondante divulgation de câbles diplomatiques américains par WikiLeaks, le 30 août, des articles ont commencé à circuler —notamment dans les médias iraniens et syriens— sur la relation étroite qui existe entre Al Jazeera et un interlocuteur des plus surprenants: le gouvernement américain.
En particulier, un câble récent, issu de l’ambassade américaine de Doha et signé par l’ambassadeur de l’époque, Chase Untermeyer, détaille une entrevue entre le responsable des affaires publiques de l’ambassade et Wadah Khanfar, directeur général d’Al Jazeera [qui a démissionné le 20 septembre], au cours de laquelle ce dernier aurait accepté de modérer et de retirer ce que les États-Unis qualifient de «contenu dérangeant du site Internet d’Al Jazeera.»
Les accusations selon lesquelles Al Jazeera sert la politique étrangère de l’État qui l’accueille ne sont pas nouvelles, et des documents publiés antérieurement se réfèrent au média comme à «l’un des outils diplomatiques et politiques les plus utiles du Qatar,» susceptible d’être utilisé comme «un outil de négociation pour améliorer les relations avec d’autres pays.» Un autre document presse le sénateur John Kerry d’aborder le sujet d’Al Jazeera avec le gouvernement qatari à l’occasion d’une visite dans le pays du Golfe: «Il existe de nombreux précédents d’un dialogue sur Al Jazeera dans le cadre de l’amélioration des relations bilatérales», peut-on y lire.
Malgré ces affirmations venant de sources diplomatiques américaines, à la fois la chaîne et le gouvernement qataris insistent sur son indépendance éditoriale et sa totale liberté.

Article retiré

Les sceptiques considèrent la dernière fuite de câbles comme une preuve qu’Al Jazeera est sensible aux pressions extérieures, en partie à cause du résumé du document en question:
«Le PAO (le responsables des affaires publiques) a rencontré le 19/10 le directeur général d’Al Jazeera Wadah Khanfar pour discuter du dernier rapport de la DIA (Agence de renseignements de la défense américaine) sur Al Jazeera et les contenus dérangeants du site Internet d’Al Jazeera... Khanfar a déclaré que l’article récent posant problème à l’USG (gouvernement américain) avait été modéré et qu’il veillerait à ce qu’il soit retiré dans les deux-trois prochains jours. Fin du résumé.»
Dans ce que certains brandissent comme la preuve d’une conspiration américano-qatarie, le câble, daté d’octobre 2005, continue sur une citation de Khanfar: «Il nous faut régler la manière dont nous recevons ces rapports,» mentionnant qu’il en avait trouvé un «sur le fax
Plus loin, on trouve dans le mémo la référence à une sorte d’arrangement conclu entre Al Jazeera et le gouvernement américain:
«D’un point de vue sémantique, (Khanfar) s’est opposé au recours au mot “accord” tel qu’il était utilisé dans le rapport du mois d’août en première page, sous le titre “Violence en Irak”, où l’on peut lire la phrase: “En violation de l’accord de la chaîne datant d’il y a plusieurs mois, passé avec les représentants américains, etc.” “L’accord était qu’il s’agirait d’un non-papier”, dit Khanfar. (Un non-papier en jargon diplomatique désigne une proposition officieuse qui n’engage personne). En tant qu’entreprise d’informations, nous ne pouvons signer des accords de cette nature, et le voir ici par écrit est pour nous source d’inquiétude.”»
Si on s’arrête à cela, le câble paraît une preuve flagrante qu’Al Jazeera est à la solde du gouvernement américain. Le site Internet de la chaîne iranienne Press TV l’utilise pour conclure que «le gouvernement américain a déjà eu son mot à dire sur le contenu du site d’Al Jazeera». Le site Internet ArabCrunch dénonce aussi la réaction favorable d’Al Jazeera aux pressions américaines, et affirme que le câble «pourrait bien expliquer la couverture médiatique partiale de l’Irak ces dernières années par AJ». Mais replacés dans leur contexte, ce câble et d’autres racontent une histoire bien différente.

Pratiques courantes

Nous n’avons pas pu joindre Khanfar pour commenter la question, et Al Jazeera n’a pas apporté de réponse officielle aux dernières déclarations, mais une source de la chaîne a confié à Foreign Policy que ce genre d’entrevues entre de hauts responsables d’Al Jazeera et des Américains sont des pratiques courantes qui ont toujours cours. En entrant dans les détails, il a expliqué que les représentants de nombreuses missions diplomatiques portent régulièrement des liste de griefs à l’attention d’Al Jazeera, ce qui ne veut pas dire qu’elles soient suivies d’effet ou qu’on leur accorde une importance démesurée.
En réalité, dans une certaine mesure le câble controversé confirme plutôt ce commentaire, en détaillant les désaccords de Khanfar avec certains points du rapport qui lui était présenté par le représentant de l’ambassade. «Certains éléments sont simplement des erreurs que nous assumons et corrigeons», déclare-t-il. D’autres, comme la diffusion de points de vue qui ne soient pas favorables aux États-Unis, sont sortis de leur contexte étant donné que le point de vue opposé serait présenté dans un reportage ultérieur, affirme-t-il.
Khanfar explique aussi au représentant que certaines plaintes ne sont pas recevables, notamment celles concernant la diffusion à l’antenne «d’enregistrements terroristes» au sujet desquels il insiste qu’ils relèvent de la politique du réseau câblé dans la mesure où ils sont adaptés pour qu’ils aient un intérêt. Et naturellement, souligne-t-il, il ne peut pas empêcher les invités ou les journalistes d’utiliser un langage que le gouvernement américain juge «incendiaire
En évoquant le «matériel dérangeant du site Internet» que Khanfar a accepté de modérer, le responsable américain des affaires publiques cite un reportage à sensations relayé par le site Internet arabe d’Al Jazeera:
«Le site s’ouvre sur l’image de feuilles de papier sanglantes criblées d’impacts de balles. Les internautes doivent cliquer sur les trous pour accéder aux témoignages de dix prétendus “témoins oculaires”…»
Le responsable américain anonyme explique à Khanfar que le reportage en question «donnait l’impression d’être incendiaire et douteux d’un point de vue journalistique». On peut lire ensuite: «Khanfar sembla réprimer un soupir mais déclara qu’il ferait retirer l’article

Aljazeera.net

Al Jazeera —tout en faisant l’objet d’éloges internationaux pour la qualité de ses émissions— a déjà plus d’une fois dû faire marche arrière sur le contenu du site Internet Aljazeera.net, qui fonctionne de façon relativement indépendante de la chaîne arabe, depuis un bureau de l’autre côté de la ville. En 2007 par exemple, le site a organisé un sondage pour demander à ses lecteurs s’ils «approuvaient les attentats d’al-Qaida en Algérie».
Une majorité des 30.000 internautes qui y ont participé ont répondu oui, déchaînant l’ire des médias algériens qui ont accusé la chaîne de légitimer al-Qaida. Le responsable du site Internet a admis plus tard que publier ce sondage avait été une grave erreur et que cela avait été fait sans son autorisation.
Au-delà de ce mémo spécifique, WikiLeaks a publié plus de 30 câbles de l’ambassade américaine à Doha sous la rubrique Al Jazeera, et davantage encore mentionnant le réseau d’informations, rédigés entre septembre 2005 et février 2010. Mais ces câbles ne montrent pas tant l’existence d’une quelconque conspiration que les efforts d’une organisation pour maintenir des standards de qualité professionnelle.
Le plus ancien câble disponible aborde le sujet des préparatifs du lancement de «Al Jazeera International,» nom initial d’Al Jazeera English, et de l’enregistrement d’une émission pilote appelée «The Hassan and Josh Show.» Dans un aperçu du développement de la petite sœur de la chaîne, on peut lire que les opérations étaient «encore à un stade embryonnaire quelque peu chaotique» en 2005.
Curieusement, ce pilote, qui n’a jamais été diffusé, était animé par les deux stars de Control Room, documentaire de 2004 sur la guerre en Irak —l’ancien marine Josh Rushing et le journaliste vétéran d’Al Jazeera Hassan Ibrahim. L’auteur du câble conclut qu’Ibrahim et Rushing étaient «clairement encore des présentateurs amateurs et auront besoin de beaucoup de pratique pour présenter un programme plus professionnel et attractif».

«Soit vous êtes avec nous, soit contre nous»

Le câble suivant se réfère à une rencontre antérieure entre Khanfar et le responsable des affaires publiques de l’ambassade, lors de laquelle le directeur d’Al Jazeera compare la «guerre contre le terrorisme» à la stratégie d’Oussama ben Laden qui consiste à dire «Soit vous êtes avec nous, soit contre nous.» Khanfar insiste sur le fait qu’Al Jazeera n’appartient à aucun des deux camps.
Un autre document de 2005 décrit les étapes qu’Al Jazeera a entreprises pour condolider les critères de qualité:
«Khanfar souligna qu’il participait à une réunion tous les jours à 13h avec une équipe chargée d’assurer la qualité d’AJ, dont le rôle est de faire appliquer le code déontologique d’Al Jazeera, et qui visionne et analyse tous les programmes, à l’affût de tout manquement dans le professionnalisme, l’équilibre et l’objectivité. “Cet entretien est très tendu, bien plus tendu que votre liste”, expliqua Khanfar.»
L’auteur de ce câble conclut que Khanfar «a clairement l’intention d’élever Al Jazeera à la hauteur des niveaux professionnels internationaux du journalisme et... semble non seulement ouvert à la critique, mais même prêt à la favoriser».

Décalage générationnel

Par la suite, les responsables de l’ambassade américaine ont rencontré Jaafar Abbas Ahmed, directeur du département d’assurance de la qualité d’Al Jazeera, qui, rapportent-ils, a abordé avec franchise la question de la «résistance et de l’hostilité» des plus anciennes générations de journalistes. Abbas leur a confié que certains employés d’Al Jazeera considéraient l’équipe chargée d’assurer la qualité des programmes avec suspicion, les surnommant parfois KGB ou CIA.
«Selon Abbas, les efforts pour professionnaliser Al Jazeera sont ardus», continue le câble, qui indique que le plus gros problème que la chaîne ait eu à faire face était «qu’il est difficile de se débarrasser des vieilles habitudes». On peut y lire:
«Si AJ a débuté avec un nombre considérable d’ex-journalistes de la BBC, ils sont devenus de moins en moins nombreux au fil des ans, attirés par d’autres chaînes comme Al Arabiyya, expliqua Abbas. Il ajouta qu’il n’en restait qu’une poignée.
Une majorité des membres de l’équipe de journalistes restants sont donc d’anciens reporters de la télévision d’État. Ils sont peut-être très bons, mais la culture journalistique dont ils sont imprégnés est différente de celle qu’AJ essaie de cultiver, expliqua Abbas.»
Au moins un expert, qui a analysé le réseau câblé en profondeur, estime que la culture d’Al Jazeera pourrait très bien expliquer justement les variations de qualité de sa production.

Grande marge de liberté

«Ma recherche universitaire montre que l’influence n’est pas quelque chose qui vient d’en haut —il faut regarder les individus qui y travaillent», explique Mohamed Zayani, professeur à la Georgetown University du Qatar et co-auteur du livre The Culture of Al Jazeera: Inside an Arab Media Giant
«Ce à quoi nous avons assisté de façon continue, c’est à une grande marge de liberté... ce qui a rendu les journalistes plus autonomes», confie-t-il. Mais, ajoute-t-il, cela rend également Al Jazeera plus sensible aux points de vue subjectifs d’employés individuels.
Depuis quelques années, Al Jazeera est connue comme le loup blanc et en Occident, la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton en personne a admis que la chaîne offrait «de vraies informations». L’organisation a couvert les soulèvements du Printemps arabe de façon très réactive au Moyen-Orient, allant jusqu’à déprogrammer des émissions populaires pour diffuser des reportages toute la journée à mesure que les révolutions atteignaient leur paroxysme en Tunisie, en Égypte et en Libye. Cependant, à juste titre ou non, les critiques accusent la chaîne d’ignorer les troubles à sa porte, dans le Golfe.
Dans le cas de la Syrie, Al Jazeera a provoqué une réaction virulenteaprès y avoir couvert la répression brutale des manifestants de l’opposition par le gouvernement. Les Syriens ont accusé Al Jazeera de chercher à fomenter des troubles dans le pays, et au moins une chaîne de télévision a accusé le réseau d’informations basé au Qatar de fabriquer des films en studio pour mettre en scène une partie des soulèvements. Rien de surprenant, par conséquent, que certains se servent des derniers câbles divulgués pour faire passer Al Jazeera pour un simple porte-parole du gouvernement américain.
Omar Chatriwala
Journaliste free-lance basé à Doha et ancien salarié d'Al Jazeera


Traduit par Bérengère Viennot

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