mardi 16 avril 2013

2. La roulette russe (suite articles du LEMATIN.DZ)


Consolons-nous : le pire serait à venir. Bouteflika restera dans l’histoire comme le président sous le règne duquel ont été commis les plus grands pillages de fonds publics.
Au cours des trois mandats du "pouvoir civil" de Bouteflika, il a été détourné l’argent du présent et celui du futur. Aux dernières nouvelles, les constats préliminaires augurent d’une catastrophe : il ne reste plus grand-chose dans la maison pour les générations à venir. Les hydrocarbures ont été si outrageusement pompées qu’il ne devrait plus rien rester dans le sous-sol d’ici 2030, date à laquelle nous serions 50 millions d’Algériens, tous, théoriquement, voués à la misère et au chômage puisque Bouteflika aura épuisé les réserves pétrolières sans doter la maison Algérie d’une économie diversifiée pouvant prendre la relève du pétrole et du gaz naturel.

Aujourd’hui, l’étendue de la prédation, le volume du pillage et les mécanismes quasi institutionnels du racket seraient donc tels qu’ils sont devenus les principaux obstacles à tout redressement possible. Au sein du DRS, on ne cache d’ailleurs pas que le pire est à envisager et que le pouvoir est à la merci de sa population. Il ne disposerait plus d’aucun moyen de redresser la situation ni de pouvoir survivre à une réaction populaire, Bouteflika ayant tué l’État algérien hérité de Zéroual sans réussir à recréer "l’Etat boumediéniste" ou un pouvoir assez autoritaire pour survivre à une réaction populaire.
Cette lucidité tardive repose sur l’obsession de tout service de sécurité : ne jamais montrer de signe de faiblesse, parce que la moindre expression de fragilité risque de déclencher des actes d’insubordination, de révoltes populaires, de mutinerie… On parle même du risque d’une OPA hostile sur le pays. Ce n'est pas sans raison que Mohamed Chafik Mesbah, ancien officier du DRS, avoue que "nous n’avons plus de gouvernance ni de diplomatie" et ne cache pas qu’il y a "un risque sérieux de dépeçage de l’Algérie, avec possibilité de perdre le sud du pays".
Si nos officiers du DRS se sont transformés en comptables vérificateurs c'est qu'il était devenu impérieux, à défaut d’en arrêter la nuisance, du moins de contrôler les agissements de l’administration Bouteflika. Aussi l’article de Tout sur l’Algérie précise-t-il qu’en s’impliquant dans la gestion des grands contrats internationaux, les services secrets algériens entendent autant se faire une idée de l’ampleur des détournements et autres larcins que de «prévenir de nouveaux scandales de corruption» Il s’agit rien moins que de passer au crible les innombrables contrats conclus durant ces 14 dernières années où la maison était occupée, afin d’évaluer le montant des surfacturations qui auraient servi, aux sociétés étrangères, à verser les faramineux pots-de-vin aux intermédiaires. Et comme si les livres comptables de Sonatrach ne suffisaient pas, on apprend que l’armée de comptables a aussi pour mission d’éplucher les marchés passés par Sonelgaz ainsi que tous les gros contrats publics signés lors des derniers trois mandats, notamment ceux conclus pour la réalisation de l’autoroute Est Ouest, des logements, les chemins de fer, les barrages et les transferts d’eau…
Au final, nos décideurs militaires réalisent qu'ils ont joué, en 1999, le destin de l’Algérie à la roulette russe. C’est bien le cas de le dire. L’Algérie de Bouteflika c’est, toute proportion gardée, un peu la Russie de Boris Eltsine Russie des années 1990, un État faible, perverti et dominé par des groupes dirigeants avides et irresponsables, qui ont démantelé l’État et livré le pays à des coteries mafieuses. Le système Bouteflika peut, en effet, se réclamer du slogan des bolcheviques en 1917: Grab' nagrablennoé ! ("Pille ce qui a été pillé!") De qui disait-on : "C'est la victoire d'un homme malade reconduit à la tête d'un pays convalescent." De qui parlait-on en disant : "Ce président, élu pour quatre ans mais dont personne ne sait combien de temps il "tiendra" réellement, sera-t-il vraiment capable de relever les défis du troisième millénaire ?" De Boris Eltsine bien sûr. Mais cela aurait pu être de Bouteflika aussi. Et de qui parlait la journaliste Sophie Lambroschini en écrivant : "Le régime eltsinien a inventé un nouveau style de gouvernement : le pilotage automatique" De la Russie, bien entendu, mais les propos s’appliquent sans mal au régime algérien. 
Les chefs de l'armée auront donc troqué un État debout contre un autre qu’il va falloir tenir par la main pour qu’il ne fourvoie pas. Le "civil" Bouteflika, avec une masse financière sans précédent tirée d’un pétrole à 120 $ le baril, a fait abdiquer une nation que le «militaire Zéroual» avait maintenue debout avec un pétrole à 8 $ le baril, son "plus bas niveau, un boycott généralisé, des ambassades fermées, des compagnies étrangères qui avaient quitté le territoire... Ici se révèle d’ailleurs la supercherie du "président civil". C’est sous le règne de deux militaires, Chedli et Zéroual, que la constitution du pays a été amendée pour se baser sur le pluralisme et la représentativité, essentiels pour s’engager dans un processus de transition démocratique. Sous Chedli, elle reconnaît et garantit le droit de créer des partis politiques (art. 42) et des associations (art. 4), y compris syndicales. Sous Zeroual elle abolit le pouvoir à vie et limite le nombre de mandats présidentiels à deux mandats (art.74). Et ce fut sous le règne d’un civil que l’Algérie retourna à une constitution qui élimine l’alternance et consacre le pouvoir à vie. Tout cela, bien entendu, dans une athmosphère de bonhommie inoubliable !
Tout cela me rappelle l’épisode du civil González Videla qui arriva à la tête du Chili en 1946, un civil dans cette Amérique du Sud où dominaient des dictateurs militaires impitoyables, les caudillos ! Un triomphe auquel Neruda ne fut pas étranger puisqu’il participa à la campagne électorale de Videla. Qui ne se serait pas laissé prendre ? Comme Videla en 1946, Bouteflika arborait un portrait qui tranchait en apparence, avec celui, rugueux, de ses prédécesseurs, tous militaires à l’exception de l’éphémère Boudiaf. Comme Videla, Bouteflika se présentait comme un civil plutôt instruit et courtois, ouvert, du moins le laissait-il entendre, sur la civilisation universelle. Comme Videla, il eut, au surplus, le talent d’emporter d’emblée la sympathie des foules en parlant de politique avec un accent populiste et débonnaire. Dans un pays où, par tradition hypocrite, les hommes politiques sont sérieux à l’excès, les gens saluèrent avec enthousiasme l’arrivée de la frivolité au pouvoir. Puis, très vite, les Algériens découvrirent ce que les Chiliens avaient découvert un demi-siècle auparavant : derrière les accents railleurs, se dressait un homme méprisant, froid et calculateur qui se révéla dans les épreuves terribles que vécut son peuple. Celui qui fera basculer l’Algérie dans le coma.
"En vérité, González Videla n’entre pas dans le cadre des dictateurs latino-américains typiques, écrira, plus tard, Pablo Neruda. Il y a chez le Bolivien Melgarejo ou chez le Vénézuélien Gómez des filons telluriques faciles à détecter. Ils sont marqués du signe d’une certaine grandeur et semblent obéir à une force à la fois désolée et implacable. Ce furent de vrais caudillos, qui affrontèrent les batailles et les balles. González Videla, au contraire, fut un produit des magouilles politiques, un frivole impénitent, un faible qui voulait jouer les durs. Dans la faune de notre Amérique les grands dictateurs ont été des sauriens géants, survivants d’un féodalisme colossal sur des terres préhistoriques. Le Judas chilien apparaît, lui, comme un apprenti-despote et à l’échelle des sauriens ses dimensions ne dépassent pas celles d’un venimeux lézard. Pourtant, il fit ce qu’il fallut pour abattre le Chili ou tout au moins pour l’obliger à régresser dans son histoire. Les Chiliens se regardaient rouges de honte, sans bien comprendre comment ils en étaient arrivés là"… (Pablo Neruda, J’avoue que j’ai vécu, (pp.264-265).
J’ignore si chez nos caudillos, ceux qui avaient précédé Bouteflika au gouvernail algérien, j’ignore si chez Boumediène, Chadli ou Zéroual, il y avait des filons telluriques marqués du signe d’une certaine grandeur et si, à l’image des grands caudillos latino-américains, ils furent "des sauriens géants, survivants d’un féodalisme colossal sur des terres préhistoriques." Ce que l’on sait aujourd’hui, en revanche, c’est que Bouteflika fut bien, comme Videla, "un produit des magouilles politiques, un frivole impénitent, un faible qui voulait jouer les durs", et qu’à l’échelle des crocodiles que furent Boumediène, Chadli ou Zéroual, ses dimensions furent bien celles d’un lézard venimeux, et que ce venin fut mortel.
De l’Algérie qu’il avait retrouvée le 15 avril 1999, il ne reste rien, 14 ans après.
L’épisode de la cooptation de Bouteflika en 1999 maquillée en « transfert du pouvoir aux civils » restera dans l’histoire comme le l’exemple parfait des ravages que peut provoquer la filouterie en politique. Prétendre stabiliser le pays en érigeant un chef d'État à partir de combines politiques et dans les conditions actuelles d'hégémonie, avec des élections truquées, ne pouvait déboucher que sur un petit autocrate qui allait faire passer ses caprices avant l'intérêt national avec toutes les conséquences prévisibles sur l'autorité de l'État. De ce point de vue, le transfert du pouvoir au « civil Bouteflika » n’était pas l’amorce d’une nouvelle ère de démocratie et de modernité, elle se situait, au contraire, dans la continuité d’une hégémonie qui sévissait depuis l’indépendance. En livrant le pays à Bouteflika, ils ne l’ont pas confié à un "civil" mais rendu au pouvoir illégitime de 1962, celui qui s'installa de force à la tête du pays au mépris du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) , privant les Algériens d'une expérience démocratique. Ils nous avaient présenté un réformateur et un rassembleur. Ce n’était qu’un autocrate attendant son heure, un mandarin élevé dans le système totalitaire, devant tout au système totalitaire et qui n’aspirait qu’à revenir au système totalitaire. Ils nous avaient présenté un «civil». Bouteflika n’était qu’un ancien capitaine forgé aux pronunciamientos, à la fois le produit et l’artisan des principaux coups d’État qui ont installé le pouvoir militaire aux dépens de la légitimité des urnes. Comment un homme qui a vécu par des coups de boutoir à la démocratie, pouvait-il bâtir la démocratie ? M'hamed Yazid, ancien ministre de l’Information au sein du GPRA, avait ainsi résumé le subterfuge : "On continue d’avoir comme gestionnaires des affaires du pays des gens qui ne croient pas à la démocratie. Ces mêmes gens ont été amenés et installés à la tête du pays par un système qui perdure depuis l’Indépendance. À partir de 1962, nous avons connu une usurpation du pouvoir par des institutions qui s’inscrivaient dans la logique du parti unique. Et cela explique les développements qui nous ont amenés à avril 1999 où un président dit de “consensus” a été installé à El Mouradia à la suite d’une mascarade électorale." Avant lui, Mohamed Arkoun avait prévenu que "les échecs ont commencé dès le lendemain de l'indépendance quand se sont imposés des régimes policiers et militaires, souvent coupés des peuples, privés de toute assise nationale…"
L’Algérie cessait d’être gouvernée. Elle redevenait le jardin privé d’un seul homme. Suffisant, il n'avait que déconsidération pour l’État qu’il avait trouvé : "J’ai laissé le pouvoir de Franco, je retrouve celui de la reine d’Angleterre" … En arrivant au pouvoir, Bouteflika trouve un gouverne¬ment dirigé par Smaïl Hamdani, dont il qualifie très vite les ministres de "membres du gouvernement qui ne font pas grand-chose". Le successeur de Hamdani, Ahmed Benbitour, ne bénéficiera pas davantage de considération. Pour avoir osé voir des similitudes entre le programme de ce dernier et le discours de Bouteflika, le journaliste d’Europe 1 se fera sèchement rappeler à l’ordre : "C’est mon programme. Il n’y a pas de programme de Benbitour. Ce n’est pas un programme très proche du mien, c’est mon programme à moi. Il ne peut être que le mien." Ahmed Benbitour finira par jeter le tablier le 26 août 2000, à peine huit mois après avoir pris ses fonctions. Il n’avait pas admis que le chef de l’État méprisât le gouvernement et le Parlement en signant d’autorité une ordonnance sur les privatisations, sans aucune concertation préalable. Son remplaçant, Ali Benflis, qui avait entrepris de rénover et rajeunir le FLN, est limogé en mai 2003 quand il fait état de son intention de se porter candidat à l’élection présidentielle de 2004. Le FLN revient dans le giron du pouvoir suite à un putsch politico-judiciaire. L’UGTA et les organisations satellitaires du FLN rentrent dans le rang. L’APN n’échappe pas à cette reprise en main. Réduite à approuver sans débat tout ce que propose le pouvoir politique – lois sur la Concorde civile et la réconciliation nationale, loi sur les hydrocarbures – elle n’assume aucune des prérogatives que lui confère la Constitution comme par exemple, la fonction de contrôle. Avec la démission de son président, Mohamed Salah Mentouri, en mai 2005, le Conseil économique et social (CNES) est mis au pas: il perd son indépendance et ne produit plus que des analyses légitimant la politique sociale et économique du pouvoir. Enfin, dernier obstacle à la main mise présidentielle sur le fonctionnement de l’État – le poste de Premier ministre – devient avec la révision constitutionnelle, une fonction purement formelle, celle de coordonner l’activité gouvernementale.
En quelques années, le "président civil" va entreprendre de stopper l’élan novateur de la société algérienne, décapiter l’embryon d’ouverture démocratique en Algérie, réduire la société au silence, réhabiliter l’islamisme, changer la Constitution, installer la corruption, aligner l’Algérie sur les dictatures arabes et faire le lit d’une kleptocratie, un pouvoir de malfrats, qui dirige aujourd’hui un État perverti, vide le pays de sa richesse. De ce pays qui sortait, debout, d’un combat inhumain contre le terrorisme, de ce pays-là qui avait retrouvé une raison de croire en lui-même et à qui la résistance à l’intégrisme avait octroyé comme une nouvelle légitimité, de ce pays qui revendiquait et obtenait par petits bouts d’être gouverné dans le bon droit, de ce pays debout, Bouteflika en a fait une terre désespérée, neutralisée, asservie aux derviches et aux aigrefins.
M. B.

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