Oui, pour toutes les raisons que nous avons évoquées (indifférence de la population, émergence de coteries mafieuses très puissantes…), une élection présidentielle en 2014, si elle venait avoir lieu, consacrerait la victoire de Bouteflika à la tête d’un État faible, déstructuré et au service d’une redoutable voyoucratie alliée aux kleptocrates du pouvoir et à la pègre pétrolière mondiale qui s’est installée sur les débris de l’État algérien démantelé depuis 14 ans. D’une mafia qui, progressivement, dit son nom.
L’Algérie ressemblerait à la Russie eltsinienne mais sans les moyens de la Russie, c’est-à-dire un État sans consistance, sans soutien populaire, qui ne serait ni un État de droit ni une économie de marché, mais une simple oligarchie roturière, c'est à dire un régime dans lequel le pouvoir appartient à un petit groupe de personnes privilégiant essentiellement leur intérêt personnel. Aujourd’hui encore, tout le monde s’accorde à dire que le problème le plus grave auquel les Russes se trouvent confrontés - de la frontière russo-finlandaise jusqu'au Pacifique -est probablement l'impuissance de l'Etat, la vacance du pouvoir, l'abandon du rôle d'arbitre indispensable à toute société. En Russie, cette déchéance de l’État fut le produit de l’affaissement du parti communiste. Michel Camdessus, directeur général du FMI, l'avoue: "Nous n'avons pas vu que le démantèlement de l'appareil communiste était le démantèlement de l'Etat. Nous avons contribué à créer un désert institutionnel dans une culture du mensonge, de l'économie souterraine, de la prise d'avantages héritée du communisme.» Et en Algérie ? Bouteflika, en achevant de détruire l’État qu’il avait trouvé à son arrivée au pouvoir en 1999, à boucler la boucle : la disparition de l’Etat colonial en Algérie avait déjà provoqué un vide non-comblé par l’Etat boumedieniste ; la perversion de ce dernier pendant les années Chadli puis sous Bouteflika a fait le reste. Un peu comme l’État communiste en Union soviétique, l’Etat Boumedieniste, autoritaire et autocratique, avait néanmoins quelques «valeurs morales et idéologiques» qui interdisaient toutes formes anarchiques d’enrichissement. Bouteflika n’en a rien laissé. La stratégie de Bouteflika s’est articulée autour d’un objectif unique : le rétablissement des conditions politiques du pouvoir absolu. Depuis cette déclaration sur Europe 1, : «Il me faut récupérer d’abord mes attributions constitutionnelles qui ont été dispersées à partir de 1989, il faut que je reprenne mon rôle présidentiel» (Europe 1 le 7 septembre 1999), tout le monde avait compris qu’il allait effacer octobre 1988, se réapproprier les leviers de commande, restaurer l’État autocratique dans lequel il a mûri. Donc étouffer celui qu’il a trouvé et auquel il ne reconnaît aucun mérite. La déconsidération de l’État et des grands et moins grands commis qui le composent, ont constitué la première étape de la démolition entreprise par Bouteflika. En arrivant au pouvoir, Bouteflika trouve un gouvernement dirigé par Smaïl Hamdani, dont il qualifie très vite les ministres de «membres du gouvernement qui ne font pas grand-chose». Le successeur de Hamdani, Ahmed Benbitour, ne bénéficiera pas davantage de considération. Pour avoir osé voir des similitudes entre le programme de ce dernier et le discours de Bouteflika, le journaliste d’Europe 1 se fera sèchement rappeler à l’ordre : «C’est mon programme. Il n’y a pas de programme de Benbitour. Ce n’est pas un programme très proche du mien, c’est mon programme à moi. Il ne peut être que le mien. »Ahmed Benbitour finira par jeter le tablier le 26 août 2000, à peine huit mois après avoir pris ses fonctions. Il n’avait pas admis que le chef de l’État méprisât le gouvernement et le Parlement en signant d’autorité une ordonnance sur les privatisations, sans aucune concertation préalable. Son remplaçant, Ali Benflis, qui avait entrepris de rénover et rajeunir le FLN, est limogé en mai 2003 quand il fait état de son intention de se porter candidat à l’élection présidentielle de 2004. Le FLN revient dans le giron du pouvoir suite à un putsch politico-judiciaire. L’UGTA et les organisations satellitaires du FLN rentrent dans le rang. L’APN n’échappe pas à cette reprise en main. Réduite à approuver sans débat tout ce que propose le pouvoir politique – lois sur la Concorde civile et la réconciliation nationale, loi sur les hydrocarbures – elle n’assume aucune des prérogatives que lui confère la Constitution comme par exemple, la fonction de contrôle. Avec la démission de son président, Mohamed Salah Mentouri, en mai 2005, le Conseil économique et social (CNES) est mis au pas: il perd son indépendance et ne produit plus que des analyses légitimant la politique sociale et économique du pouvoir. Enfin, dernier obstacle à la main mise présidentielle sur le fonctionnement de l’État – le poste de Premier ministre – devient avec la révision constitutionnelle, une fonction purement formelle, celle de coordonner l’activité gouvernementale.
Il n’a pas réussi…
Mais Bouteflika a brisé l'État hérité de Chadli, Boudiaf et Zéroual sans lui substituer l’État absolutiste laissé par Boumediène qu’il n’a jamais pu restaurer. Bouteflika croyait pouvoir ressusciter un État autoritaire, l'état de Boumediene, tout en négligeant la gouvernance, tout en méprisant les libertés et des autonomies que s'était octroyé la société et qui tournait le dos au pouvoir. Chérif Belkacem, vieux compagnon de l’actuel chef de l’Etat, avait prévenu : «Bouteflika ne pouvait se contenter du poste de président de la République. Il a voulu s’emparer de tous les postes, celui de ministre comme celui de député ou celui de maire. C’est pour cela qu’il n’y a plus aujourd’hui d’autorité nulle part, celle de l’État, celle du maire ou celle du ministre… Le pouvoir de Bouteflika n’est donc pas un vrai pouvoir personnel. C’est un pouvoir exalté, fumigène… Il n’y a même plus ce contrat moral qui liait tout le monde sous Boumediène, du président au sous-préfet et qui tenait lieu de régime. Il faudra résoudre ce problème d’autorité après le départ de Bouteflika» (in Bouteflika une imposture algérienne, M. Benchicou, 2004).
C’est un fait. Au cours des 14 dernières années, nous avons eu sous les yeux un État incohérent faiblement relié à une société faible. Cet état de choses n’est ni un dispositif démocratique ni un dispositif autoritaire. Pour dire les choses simplement, dans une démocratie, les gouvernants sont soumis aux gouvernés. À l’inverse, dans un régime autoritaire, les gouvernés sont soumis aux gouvernants. Dans la Russie d’Eltsine et dans l’Algérie de Bouteflika, la société et l’État se sont mutuellement tourné le dos, personne ne gouvernait et personne n’était gouverné. Cela reste vrai aujourd’hui. Quelques-uns se livrent au pillage, la plupart des autres restent sur la touche. La corruption des élites irresponsables s’est perpétuée d’année en année jusqu’à aboutir à ce scandale Chekib Khelil.
Il est vrai que ce n’est pas la résistance obstinée des forces démocratiques qui a empêché un véritable retour à l’autoritarisme dans l’Algérie de Bouteflika. Ces forces sont restées mal organisées, ne sont pas véritablement enracinées dans la société et sont fondamentalement inefficaces. C’est pour une tout autre raison qu’il a été difficile de créer un régime véritablement autoritaire en Algérie. Le principal obstacle au rétablissement d’un contrôle centralisé et tout-puissant a été la disproportion entre l’énormité des problèmes auxquels est confronté le pays et la faiblesse des outils et des ressources dont dispose le régime, après la déstructuration de l’État algérien après 1999 : crise massive de l’équipement, état catastrophique du système de santé, dégradation apparemment impossible à enrayer de l’infrastructure des transports, du système d’enseignement et des autres grands services publics, sans oublier les luttes fractionnelles auxquelles se livre l’élite politique et l’impossibilité d’imposer une discipline ou des objectifs communs à des bureaucrates atomisés et corrompus qui vivent de dessous-de-table et recourent à l’intimidation physique et à la violence pour capter et redistribuer à eux-mêmes et à leurs plus proches associés les richesses publiques et privées. Avec Bouteflika, nous sommes certes retournés en 1962, mais sans les vestiges de l’État colonial, même pas ceux de l’État Boumediene, même par ceux de l’État Zéroual. Nous sommes retournés aux 1962 mais avec un Bouteflika qui n’avait plus 25 ans mais 76, avec un pétrole qui ne représentait plus 52% des exportations mais 97%, avec un peuple qui ne croit plus en l’homme providentiel. Bouteflika n’a pas réussi à créer autour de sa gouvernance une sympathie populaire capable de l’installer au cœur d’un système fort, d’un état inébranlable.
L’Algérie de Bouteflika comme la Russie est un État faible non parce que ses dirigeants manquent de volonté politique, mais parce que ses possibilités de mobilisation de soutiens politiques sont limitées.
Comme Tchoubaïs…
En l’absence d’une idéologie susceptible de rassembler des partisans, les possibilités autoritaires du régime de Bouteflika ont donc toujours été limitées. C’est pourquoi Bouteflika est parti chercher ses soutiens auprès des barons de l’informel et de la pègre pétrolière. Chaque État qui désire diriger doit, en effet, avoir ce que Machiavel appelait des « amis » ou des soutiens politiques. Cela implique que tout État doit aussi, dans une certaine mesure, avoir ses favoris. Le choix consiste toujours à gouverner avec un groupe de partisans ou avec un autre. La Russie d’Eltsine et l’Algérie de Bouteflika ont fait le même choix. De quel côté Anatoli Tchoubaïs, l'homme fort sous Eltsine, s’est-il tourné en 1996 quand il a essayé de trouver des soutiens financiers pour Eltsine, qui voulait conserver la présidence face à la contestation de ce qui restait du Parti communiste ? Il ne s’est pas tourné vers des groupes bien organisés dont les intérêts auraient coïncidé avec le bien-être du pays, parce que de tels groupes n’existaient pas en Russie. Il a conclu un accord («prêts contre actions»)avec les réseaux prédateurs-redistributeurs qui mettaient le pays en coupe réglée. C’est le même chemin qu’a emprunté le président algérien. Bouteflika n’a pas opté pour l’Algérie qui travaille, même pas pour les patrons investisseurs avec qui le courant ne passe pas. Des gens qui pensent. Qui lisent. Et réfléchissent. Des gens qui ont des projets. Et qui peuvent, un jour, vous disputer le pouvoir. Au chap. 22, et avec la plus grande froideur, Machiavel parle des «cerveaux » et nous affirme qu’ils sont de trois types : «l’un comprend par lui-même, l’autre discerne ce qu’autrui comprend, le troisième ne comprend ni par lui même ni par autrui». Bouteflika préfère ces derniers, ce qui ne comprennent ni par eux-mêmes ni par autrui. Il déteste ceux qui comprennent par eux-mêmes. C’est un peu pour ça que les patrons investisseurs seront disqualifiés au profit des barons de l'informel.
Ce sont ces forces de moins en moins occultes qui constituent la base forte de Bouteflika et qui militent jusqu'au dernier souffle pour sa reconduction. Elles impriment leur mode de gouvernement, imposent des choix économiques extravertis (économie d'importation au détriment de l'investissement national, économie informelle au détriment de la production nationale…) Elles favorisent l'économie douteuse, l'accumulation des capitaux non déclarés, la spéculation, l'absence de transparence, la corruption, du népotisme économique… Elles ont aujourd'hui acquis la possibilité de promulguer des lois et d’en bloquer d'autres.
Ce serait cette mafia, et elle seule, qui profiterait d’un quatrième mandat, comme nous le verrons dans la prochaine partie. Les présidentielles seraient alors les funérailles de l’Algérie.
Ce serait cette mafia, et elle seule, qui profiterait d’un quatrième mandat, comme nous le verrons dans la prochaine partie. Les présidentielles seraient alors les funérailles de l’Algérie.
M.B.
A suivre
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