On peut donc supposer que si les services de sécurité interviennent dans l’urgence dans ce monde glauque de passation de marchés par l’administration de Bouteflika, c’est d'abord parce que la formule "transfert du pouvoir aux civils" décidée unilatéralement par les chefs de l'armée en 1999 s’est transformée en «transfert de pouvoir aux groupes mafieux» (lire les précédentes parties).
Ces derniers ont profité de la démolition de l’État algérien par Bouteflika pour dicter leur loi à un pouvoir faible qui, de surcroît, cherchait le soutien mafieux pour compenser ce que l'historien Daho Djerbal désigne comme «la faiblesse de l’ancrage socio-politique des partis au pouvoir et des organisations satellisées.» Serions-nous face a un vrai marché de dupes ? Nos officiers croyaient installer un président exclusivement à leur solde, en 1999 ; ils découvrent que ce dernier était, étrangement, aussi à la solde de coteries puissantes et insoupçonnées : la mafia de l'import et la pègre pétrolière mondiale. Ce faisant, Bouteflika ne faisait que suivre l'exemple de la Russie de Boris Eltsine qui, par le biais d'Anatoli Tchoubaïs, a reposé toute sa stratégie sur les réseaux prédateurs-redistributeurs qui mettaient le pays en coupe réglée afin de fournir des soutiens financiers pour Eltsine, menacé d'éviction par ce qui restait du Parti communiste.
Mais qu'est-ce qui a fait réellement bouger le DRS ?
L'immense préjudice causé à l'intérêt national ou les risques que cette politique capitularde a fini par faire peser sur les services de sécurité eux-mêmes ? Jusqu'à présent, on semble avoir vécu avec l'idée étrange d'un distinguo entre l'intérêt national et l'intégrité des services de sécurité, comme si l'écroulement du premier n'allait pas entraîner l'effondrement de tout un système. Aujourd'hui, dans les états-majors militaires, on en est venu à la conclusion que le pire est à envisager. Selon les analystes du DRS, le pouvoir serait à la merci de sa population. La fronde des chômeurs d'Ouargla et de Ghardaïa pourrait virer à l'irréparable parce que le pays n’est plus en mesure de répondre à la demande d’emplois. Et comment le pourrait-il ? Voilà presque 14 ans que la stratégie économique de l’administration Bouteflika est entièrement tournée vers la satisfaction des besoins de la mafia de l’informel et de la pègre pétrolière internationale. L'action gouvernementale sous Bouteflika se résume à importer plutôt que de produire ; surproduire les hydrocarbures plutôt que contrôler l'épuisement de cette matière première vitale pour le pays. Au cours des 14 années de règne de Bouteflika, le pays a abandonné l'investissement productif et ne vit que par et pour le pétrole. Les achats à l'étranger ont fait un bond spectaculaire entre le premier et le troisième mandat de Bouteflika, passant de moins de 10 milliards de dollars en 1999 à plus de 40 milliards de dollars à fin 2009, et ce, en dépit de la loi de finances complémentaires dont le pompeux objectif était de réduire les importations. Selon l’experte américaine Debrah Harold, l’informel représente 50% de l’économie algérienne. S’exprimant sur le marché noir de la devise, qualifié de «vrai réseau économique», elle avoue : "Je n’ai jamais saisi la logique de l’État qui permet cela."
La logique de l'État ?
C'est la logique d'un «pouvoir civil» dépendant qui semble asservi à des groupes qui ont favorisé son avènement et qui contribuent fortement à le maintenir à la tête du pays. Il faut choisir : l’emploi ou les milliardaires trabendistes ! L’avenir, des prochaines générations, ou la pègre pétrolière internationale qui, elle, avait son homme au sein du gouvernement algérien: Chekib Khelil !
«Le déclin de la production industrielle est dû en très grande partie à la concurrence déloyale. Il traduit la part accaparée par les importations dans l’offre et celle prise par le marché informel dans la satisfaction de la demande», nous dit le Forum des chefs d'entreprise (FCE) qui regroupe les patrons investisseurs relégués au second plan par Bouteflika qui leur préfère les barons de l'informel.
Alors, oui, on comprend que pour le DRS, le régime soit à la merci des colères de la population. Le chômage, qui pourrait constituer l'une des causes principales d'un soulèvement généralisé, est invincible dans les conditions actuelles de l'action gouvernementale. Jusque-là, on a pu maquiller la gangrène par des subterfuges comme les faux emplois de l'ANSEJ et l'injection de l'argent en échange de la paix sociale. Des sommes faramineuses qui servent au ministère de la Solidarité nationale à créer des emplois temporaires. Pour le reste, on ne sait pas. Le troisième mandat se termine sans que Bouteflika n'ait pu réaliser son ambitieux objectif de créer 3 millions d'emplois et ouvrir 200 000 petites et moyennes entreprises sur la période 2010 - 2014. Or chaque année, la population en âge de travailler augmente de 3,4%, et parmi eux, 120 000 diplômés universitaires à la recherche d’un emploi. Pour réduire un tel chômage et absorber la demande additionnelle, il faudrait, nous dit le PNUD, un taux de croissance de 7% ! Une utopie ! En 2009 en observait une chute de 30% de la création d’entreprises en 2009 et le Fonds monétaire international lui-même déplore que l’Algérie enregistre le taux le plus bas de création d’entreprises au niveau maghrébin : 30 entreprises créées pour 100 000 habitants contre plus de 300 au Maroc pour la même proportion d’habitants (Rapport du FMI cité par El Watan du 2 octobre 2009). "Il nous faudra plus de 30 ans, pour atteindre un million de PME et créer des postes d’emploi qui pourront ainsi diminuer le chômage", assure le président du Forum des chefs d’entreprise, ex-ministre de la PME, Réda Hamiani (El Watan, idem). Autre indicateur : selon le président du FCE, sur les 1200 milliards de dinars (12 milliards d’euros) de crédits à l’économie octroyés au secteur privé en 2008, 900 milliards (9 milliards d’euros) "sont consacrés à l’importation".
Alors, pour tout cela, l'action de l'armée et du DRS ne devrait pas se confiner à la besogne qui consiste à chercher où est passé l'argent du pétrole. Tout le monde sait qu'il est parti dans la corruption nue ou déguisée, déguisée en importations excssives ou en chantiers d'infrastructures (autoroute Est-Ouest, métro, Grande mosquée d'Alger…) qui ont servi à leur tour à alimenter le bakchich au point, d'ailleurs, que le dit-DRS a ouvert une piste d'enquête pour chacun d'eux. À quoi sert de s'épuiser à découvrir ce que le bon peuple sait déjà : c’est la mafia de l’import qui a profité de cette embellie financière. Mais qui ignore quoi, Messieurs les enquêteurs ? Que de fois les syndicalistes de ce pays ont répété que, pour favoriser la bazardisation de l'économie algérienne et faire prospérer les barons de l'import, on est allé jusqu'à fermer des usines ? C'est le cas du secteur de la tomate industrielle qui emploie des dizaines de milliers de salariés et qu'on a fait taire pour pouvoir importer des tomates en conserve de Chine, de Turquie, d’Italie et même ... d'Arabie Saoudite ! Nos officiers étaient-ils dans l'ignorance que la production nationale de camions avait été sabotée pour favoriser l'importation ? La société nationale de véhicules industriels (SNVI) qui produisait 40 000 camions, bus et mini-bus fabriqués à la fin des années 1980, n'en construisait plus que 6 500 en 2009. Entre temps, l’importation à coups de dizaines de millions de dollars de camions et de bus a explosé. Il en est de même concernant le marché de l’automobile – le plus important d’Afrique après l’Afrique du Sud, avec 269 000 véhicules importés en 2009 – où l’on préfère importer plutôt que d’inciter les constructeurs à produire en Algérie parce que cela menacerait les intérêts du lobby des importateurs. Autre exemple de la puissance de ces barons de l’import, l’affaire du rond à béton et autres produits sidérurgiques destinés à la construction immobilière, qui a valu aux dirigeants de Sider un emprisonnement sans preuves parce que le plan de production de cette entreprise menaçait la mafia de l’acier.
Le régime de Bouteflika n'est pas victime de la mafia, comme le laisse entendre sa cour. Il en est le concepteur, le parrain. Du reste, cela n'est plus du domaine confidentiel. Souvenons-nous qu'en 2007 déjà, le gouvernement Belkhadem fut taxé par Ouyahia, alors "opposant", d'avoir " cédé devant les groupes de pression et offert le pays aux lobbies et aux mafias». Ouyahia, qui s'exprime avec des tonalités différentes selon qu'il soit Premier ou "opposant", reprochait à Belkhadem d'avoir capitulé devant le lobby des trabendistes et des seigneurs du marché informel en supprimant l’obligation de recours au chèque pour toute transaction au montant supérieur à 50 000 dinars, devant la mafia du sable en annulant l’interdiction d’extraction de sable des oueds, devant la mafia des importateurs en abrogeant l’obligation pour les sociétés d’importation d’avoir un capital minimum de 20 millions de dinars. «À quoi bon augmenter les salaires quand on arrête d’investir et de produire ? Il ne suffit pas d’augmenter les salaires. Faudrait -il encore créer des richesses et ouvrir le champ de l’investissement !" avait-il lancé du haut de la tribune. Depuis, la «famille» c'est-à-dire le clan présidentiel ne fait plus confiance à Ahmed Ouyahia. Elle n'a pas oublié qu'il a déjà tenté de faire adopter un projet de décret de «lutte anti-corruption», bloqué de justesse par le ministre d’Etat Abdelaziz Belkhadem, au motif qu’ « il faut bannir cette culture du doute généralisé car il y a bien des cadres honnêtes et propres dans le pays.» ! Mais voyons ! C’est d’ailleurs le même Belkhadem, qui sait, lui, le fondement des valeurs familiales, qui s’était opposé en 2006 à la levée de l’immunité parlementaire des députés impliqués dans des affaires, vidant ainsi le dispositif anti-corruption proposé alors par le gouvernement Ouyahia.
C’est en cela que se distingue l’Algérie sous Bouteflika et que pourrait résider la véritable originalité de l’évolution politique de l’Algérie post-Bouteflika, un peu comme l’évolution politique de la Russie postcommuniste. La disparition de l’Etat colonial en Algérie avait déjà provoqué un vide non-comblé par l’Etat boumedieniste ; la perversion de ce dernier pendant les années Chadli puis sous Bouteflika a fait le reste. L’Etat Boumedieniste, autoritaire et autocratique, avait néanmoins quelques «valeurs morales et idéologiques» qui interdisaient toutes formes anarchiques d’enrichissement, semblables à celles de l’Etat communiste, puis du Parti communiste. Bouteflika n’en a rien laissé. Un exemple pour l’illustrer, celui donné par notre confrère Nesrouche (EW 1er février 2010). De Houari Boumediène (1965-1979) à Liamine Zeroual (1994-1999) en passant par Chadli Bendjedid (1979-1992), la loi algérienne réprimant la corruption a suivi une courbe de plus en plus sévère jusqu’en 2001, où le pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika, otage des lobbies, a choisi de desserrer l’étau avant d’achever de démonter l’arsenal juridique en 2006. Avant Bouteflika, des textes de loi, promulgués en 1966, puis amendés en 1969 et 1988, plaçaient la barre très haut en matière de lutte contre la corruption. L’article 119 du code pénal punissait, en 1966, tout contrevenant coupable d’avoir détourné une somme égale ou inférieure à 1 000 DA de deux à cinq ans de prison. Un dinar de plus et vous risquiez la réclusion criminelle pour une durée qui pouvait aller jusqu’à vingt ans. Un autre amendement intervient en 1975 pour introduire la peine de mort dans les affaires touchant à la corruption. S’adressant aux magistrats, au terme d’un séminaire tenu en février 1966, le président du Conseil de la Révolution avertissait : "Vous n’ignorez pas le fléau qui s’est abattu sur la plupart des pays nouvellement promus à l’indépendance et qui n’a pas épargné le nôtre. Des abus, des détournements sont commis au préjudice de l’État. Vous êtes quotidiennement saisis de telles affaires. Si nous ne mettons pas un terme à ces méfaits, les pires conséquences en découleraient." Joignant l’acte à la parole, Houari Boumediène crée la Cour spéciale de répression des crimes économiques (ordonnance n°66-180 du 21 juin 1966) qui va apporter la célérité dans les procédures et la sévérité des peines prononcées. Pourtant, à l’époque, le phénomène n’était pas généralisé : la preuve, de 1966 à 1973, la Cour spéciale n’aura jugé que 40 affaires.
Après 1999, ce fut le chaos… L’arsenal juridique qui agissait en amont et en aval comme garde-fou et instrument de répression assez dissuasif contre la corruption connaîtra cependant des «réformes» assez troublantes avec l’accession de Abdelaziz Bouteflika à la présidence de la République. En juin 2005, devant l’APN présidée par Amar Saïdani (celui-là même qui sera cité plus tard dans l’affaire d’un détournement de 300 milliards de centimes de la CGA), une loi décriminalisant la corruption est adoptée, sur proposition du conseil des ministres… présidé par Abdelaziz Bouteflika ! La nouvelle loi introduit la déclassification de l’infraction de crime à délit, dans l’article 29 qui, du coup, annule les articles 119 et 119 bis du code pénal. Cet article 29 stipule en effet : "Est puni d’un emprisonnement de 2 ans à 10 ans tout agent public qui soustrait, détruit ou dissipe ou retient sciemment et indûment à son profit ou au profit d’une autre personne tout bien, tout fonds ou valeur publique ou privée, ou toute chose de valeur qui ont été remis soit en vertu soit en raison de ses fonctions."
Mais si ce n'était que cela…
Nous verrons, dans la prochaine partie, comment le régime de Bouteflika a protégé l'argent sale sur le plan international et comment il a «privatisé» Sonatrach.
M. B.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire