Les rapports diplomatiques confidentiels américains, divulgués par WikiLeaks et examinés par Le Monde, montrent qu'au printemps 2009, l'ambassade des Etats-Unis à Tripoli a cherché à se renseigner sur la santé du colonel Kadhafi, alors âgé de 67 ans : "La nature exacte de ses maux n'est pas confirmée, mais il est clair qu'il ne va pas bien."
LA SANTÉ DU COLONEL
Tout le monde avait remarqué qu'il montait les escaliers difficilement, et que son visage était moins mobile. On disait aussi qu'il faisait des siestes prolongées, et que son emploi du temps avait été allégé.Grâce à leur réseau d'informateurs, parmi lesquels des médecins libyens et des hommes d'affaires européens, les Américains en arrivent à la conclusion que les rumeurs persistantes sur un cancer de la prostate ou de la gorge sont infondées. En revanche, il semble avéré que le colonel est hypertendu et "quasi diabétique".
Il est surtout hypocondriaque : il fait filmer tous ses examens médicaux, puis il invite d'autres médecins à visionner les images pour qu'ils donnent leur avis sur leurs collègues. Le chef d'un service hospitalier raconte qu'il a perdu un après-midi à voir et revoir la vidéo d'une endoscopie qui venait d'être pratiquée sur le colonel. On sait aussi que dans tous ses déplacements, le Guide de la révolution est accompagné par son infirmière personnelle, une Ukrainienne qualifiée par les diplomates américains de "blonde voluptueuse", qui lui prodigue des soins quotidiens.
D'autres informateurs ont raconté aux diplomates que le colonel Kadhafi, qualifié"d'homme extrêmement vaniteux", a subi des injections de Botox pour atténuer ses rides - ce qui expliquerait la nouvelle rigidité de son visage. Il s'est aussi fait greffer des implants capillaires, mais l'opération a mal tourné : "Il a souffert d'une forme rare de réaction auto-immunitaire, et on a dû retirer les greffons."
KADHAFI INC.
Pour décrire la mainmise de la famille et de l'entourage du colonel Kadhafi sur les secteurs les plus lucratifs de l'économie, les diplomates américains en poste à Tripoli n'ont pas hésité, en 2006, à intituler leur rapport secret "Kadhafi Incorporated". Pour commencer, "les enfants et les favoris de Kadhafi sont censés recevoir un flux de revenus en provenance de la compagnie nationale de pétrole et de ses filiales". Ceux qui vivent à l'étranger ont aussi droit à cette distribution, qui peut se chiffrer en millions de dollars par an.
D'autre part, les principaux membres du clan Kadhafi se sont lancés dans les affaires sans retenue, en profitant au maximum de leur position privilégiée. Aïcha, la fille du colonel, utilise son association caritative comme tremplin pour investir dans les secteurs de la santé, de l'énergie et de la construction. En outre, avec sa mère Safia, la seconde épouse du colonel, Aïcha a ouvert des boutiques de mode haut de gamme spécialisées dans les vêtements importés d'Europe. Selon un informateur de l'ambassade américaine, Safia serait intervenue personnellement auprès du service des douanes pour que les marchandises des boutiques concurrentes restent bloquées en transit pendant toute la période du Nouvel An. Elles ne furent livrées qu'après la fin de la saison des cadeaux.
De son côté, Saadi, l'un des fils du colonel, réussit à cumuler sa carrière militaire et ses activités d'homme d'affaires dans différents secteurs, notamment le football et le tourisme. Cela dit, il a connu quelques déboires : il s'était réservé une île côtière pour y faire construire un complexe hôtelier, mais en deux ans, rien ne s'est passé,"peut-être parce qu'en face de l'île, le panorama est gâché par une grosse installation pétrolière".
Son frère Mohammed a préféré investir dans la téléphonie. Selon les diplomates américains, ce choix est à la fois commercial et politique : "Compte tenu du rôle joué par les téléphones mobiles lors des émeutes de Benghazi en 2006, la famille voudra absolument conserver le contrôle complet des télécoms."
Même les apparentes ouvertures du régime doivent être interprétées à la lumière des intérêts matériels de la famille. On comprend mieux le plaidoyer de Saïf, un autre fils du colonel, en faveur de la libre circulation de la presse étrangère dans le pays, quand on sait qu'il souhaite s'arroger le monopole de sa distribution.
Parfois, le partage du butin provoque des conflits au sein même du cercle familial. Deux des fils du chef de l'Etat, Mohammed et Motassim, se sont chamaillés pendant des années pour le contrôle d'une activité apparemment modeste : la licence de commercialisation du Coca-Cola pour la Libye. Motassim, codétenteur originel de la licence, avait été exilé en Egypte par son père à cause d'une affaire politico-familiale. Or Mohammed avait profité de l'absence de son frère pour le spolier, en transférant la licence Coca-Cola au Comité olympique libyen, qu'il contrôlait. A son retour, pour récupérer son bien, Motassim n'avait pas hésité à faire occuper l'usine locale de Coca-Cola par sa milice privée, ce qui bloqua la production pendant des mois. Finalement, après plusieurs épisodes violents, y compris deux kidnappings, un compromis bancal fut trouvé grâce à une médiation du clan et aux fortes pressions de l'ambassade des Etats-Unis, qui défendait les intérêts du groupe américain. Les diplomates notent toutefois que jusqu'en 2006, la famille Kadhafi ne faisait pas étalage de son train de vie luxueux devant la population libyenne - moins en tout cas que les émirs du Golfe, certaines dynasties africaines ou le "clan Hariri" au Liban.
SOAP OPERA
Quatre ans plus tard, la situation a empiré, au point que le colonel Kadhafi et son épouse semblent avoir complètement perdu le contrôle de leurs enfants. Début 2010, les diplomates américains rédigent un nouveau rapport sur le style de vie du clan, en insistant cette fois sur leurs frasques : "Ils ont fourni aux observateurs locaux suffisamment de scandales pour produire un soap opera libyen." Motassim, l'un des fils, nommé par son père conseiller spécial pour la sécurité nationale, passe les fêtes du Nouvel An dans l'île antillaise de Saint-Barthélemy, où il dépense des millions de dollars pour organiser des fêtes décadentes et des concerts privés avec des stars américaines de la chanson comme Mariah Carey, Beyoncé ou Usher. Son frère Hannibal bat sa femme et ses serviteurs, ce qui lui vaut des ennuis avec les autorités locales lors de séjours en Europe.
Face à ces dérèglements, le comportement de leur frère Saïf semble presque exemplaire. Au lieu de fréquenter les palaces et les boîtes de nuit, il va chasser dans les montagnes de Nouvelle-Zélande et d'Algérie, loin des paparazzis. Diplômé de la prestigieuse London School of Economics (LSE), il a la réputation d'être un homme cultivé, et s'occupe d'une association caritative qui, selon les Américains, fait du bon travail auprès des victimes du tremblement de terre à Haïti. En affaires, il semble plus avisé que ses frères. A la suite d'une série de conversations informelles avec des étudiants et des hommes d'affaires locaux, les diplomates américains semblent penser que Saïf, "le fils raisonnable", est le meilleur candidat possible à la succession de son père et que s'il se retrouve un jour à la tête du pays, il saura le moderniser et le démocratiser. A posteriori, quand on observe le comportement agressif et irrationnel de Saïf depuis le début de la rébellion de février, on peut douter de la justesse de cette analyse.
La LSE soupçonne Saïf Kadhafi de plagiat dans la rédaction de sa thèse, et a ouvert une enquête. Et Howard Davies, directeur de cette université a démissionné, le 3 mars, à la suite de révélations sur les liens économiques entre la LSE et la Libye, et plus particulièrement le financement par la Libye d'un programme visant à former des jeunes Libyens.
Plus généralement, au début de 2010, les diplomates américains estimaient que le régime en place allait sans doute perdurer, et qu'il convenait de poursuivre le rapprochement avec le clan Kadhafi, en oubliant au maximum le passé. La période était propice, car l'arrivée au pouvoir du président Obama avait amélioré l'image des Etats-Unis dans la région, y compris aux yeux du colonel Kadhafi. Par ailleurs, le sénateur indépendant Joseph Lieberman, très influent à Washington, avait fait un voyage officiel à Tripoli, et n'avait pas hésité à affirmer que la Libye, ancien "Etat terroriste", était devenue un "allié important dans la guerre contre le terrorisme".
L'ambassade souhaitait donc faciliter le séjour d'étudiants libyens dans les universités américaines, et examinait les demandes libyennes d'assistance technique dans différents secteurs de pointe, allant du trafic aérien à la sismologie. Par ailleurs, des organismes publics et privés américains étaient prêts à conseiller le gouvernement libyen pour qu'il accélère son programme de privatisation de secteurs importants de l'économie encore contrôlés par l'Etat, ce qui pourrait ouvrir des nouvelles perspectives aux investisseurs américains.
A la suite de la publication en décembre 2010 des rapports diplomatiques par WikiLeaks et cinq journaux partenaires (dont Le Monde), les Etats-Unis ont rappelé leur ambassadeur à Tripoli, qui avait signé une série de télégrammes critiques ou sarcastiques à l'égard du clan Kadhafi. Mais dans le même temps, le colonel, toujours imprévisible, a félicité WikiLeaks à plusieurs reprises, pour avoir exposé au monde entier les conspirations internationales ourdies par les Américains, et leur hypocrisie envers leurs alliés.
Yves Eudesédition du 09.03.11
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