Lire et garder à l'esprit que l'auteur n'est -ou ne peu pas être- quelqu'un de neutre !
Lorsque j’ai appris que Sergei Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, avait trouvé une solution à la crise syrienne, j’ai été partagée entre rire et larmes.
Mardi 7 février, à Damas, Lavrov a déclaré que tout allait pour le mieux; que le président Bachar al-Assad se consacrait«pleinement à sa tâche: mettre un terme à la violence, d’où qu’elle vienne». Le ministère russe des Affaires étrangères a appuyé cette déclaration, et a appelé à une «stabilisation rapide de la situation en Syrie, via la mise en place rapide de réformes démocratiques indispensables».
La vérité, c’est qu’il y a bien longtemps que l’ère des «réformes démocratiques» est révolue en Syrie, où l’armée d’Assad ne semble absolument pas déterminée à «mettre un terme la violence, d’où qu’elle vienne». La violence a d’ailleurs redoublé pendant les quelques heures que Lavrov à passé à Damas.
Mais même si la Syrie était la Suisse du monde arabe, même si elle était prête à tenir un «référendum constitutionnel», comme l’a suggéré Lavrov, il serait bien difficile de prendre les déclarations du ministre au sérieux. Comprendre comment la Russie sélectionne ses leaders politiques est fort complexe, mais une chose est certaine: ce processus n’implique pas les électeurs –ou si peu. «La mise en place rapide de réformes démocratiques» est effectivement devenue indispensable –à Moscou et Saint-Pétersbourg aussi bien qu’à Damas et Alep.
Maintenir un semblant de légitimité
Pour autant, que les Russes se sentent désormais obligés d’avoir recours à ces éléments de langage est un fait notable –et remarquable. Il me faut partir du principe que Lavrov se moque éperdument de l’état de la démocratie en Syrie; s’il s’y est rendu, c’est avant tout parce que la Syrie achète quantité d’armes à son pays, parce que la chute de Mouammar Kadhafi a effrayé le Kremlin, et parce que la révolte syrienne pourrait menacer d’autres intérêts russes dans la région. Si la scène s’était passée à une autre époque, et que le diplomate avait été un émissaire soviétique rendant visite au chef d’un Etat client assiégé par son peuple, il aurait parlé de «solidarité entre camarades» plutôt que de «démocratie», et quelques conseillers militaires particulièrement voyants l’auraient accompagné pour faire bonne mesure.
De nos jours, un tel comportement serait parfaitement inacceptable. Etre perçu comme un ignoble dictateur peut désormais nuire à votre prestige international. Au fil du temps, il devient de plus en plus complexe de transférer son argent aux quatre coins du monde ou d’envoyer ses enfants dans un pensionnat suisse.
Soyons plus précis: même les régimes autoritaires s’inquiètent de l’impact que peuvent avoir dans leur propre population les images de leurs relations chaleureuses avec d’autres régimes autoritaires.
Lavrov représente un régime qui n’est, pour l’heure, pas menacé mais qui craint la colère de son peuple, la rhétorique anti-corruption et –bien sûr– les manifestations politiques (qui ont donné naissance à la révolution orange en Ukraine et au printemps arabe). La Russie ressent donc le besoin de maintenir un semblant de légitimité.
Lors des dernières élections présidentielles, le président Dmitri Medvedev n’a pas fait le tour du pays, et il n’est pas allé à la rencontre de ses partisans. Les médias russes ont couvert la campagne; ils ont accordé la quasi-totalité de leur temps d’antenne à Medvedev, et très peu –voire aucun– à ses adversaires. On a tout de même encouragé les gens à aller voter, et tous les codes, tous les symboles superficiels de la démocratie étaient au rendez-vous; chacun savait pourtant bien que la course était jouée d’avance.
Violence nue
La diplomatie russe emploie la même stratégie. Lavrov –et ses supérieurs– soutiennent un régime qui tire sur les manifestants, mais à l’évidence ce n’est pas ainsi qu’ils souhaitent présenter les choses à la population russe. Et ce tout particulièrement cette semaine, qui a vu les rues de Moscou s’emplir d’une foule de manifestants brandissant des pancartes réclamant des «élections honnêtes».
REUTERS/Ivan Gushchin
Une telle position serait jugée… antidémocratique. Le ministère des Affaires étrangères se voit donc obligé de se poser en partisan de la démocratie en Syrie –et ce même alors que l’armée est en guerre contre son propre peuple dans l’ensemble du pays.
Je ne sais pas vraiment quoi penser de ce «faux soutien à la démocratie», conséquence naturelle de la fausse démocratie russe. D’un côté, ces déclarations nuisent au langage en tant que tel. Si «nous soutenons la démocratie syrienne» signifie «nous soutenons la dictature syrienne», c’est que nous avons basculé dans un monde orwellien, où les mots ont été vidés de leur sens.
Mais d’un autre côté, les gens ne sont pas stupides; les Syriens et les Russes savent faire la différence entre, d’une part, la «démocratie», la «Constitution» et les «référendums», et, de l’autre, la violence nue. Plus les Russes emploieront ces termes, plus les populations russe et syrienne comprendront qu’ils n’ont aucun sens dans le contexte actuel. Et peut-être certains finiront-ils par vouloir leur redonner leur véritable signification.
Anne Applebaum
Traduit par Jean-Clément Nau
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