Combien d’Algériens connaissent-ils Émilie Busquant ? Combien savent-ils qu’Emilie Busquant fut l’épouse de Messali Hadj, tenu pour être le père du nationalisme algérien, qu'elle est considérée comme la mère du drapeau algérien ? Dans les manuels scolaires, dans l’Histoire officielle, Émilie Busquant n’existe pas. Tout comme était banni son mari pendant des années de cette Histoire lui qui n’obtiendra sa nationalité algérienne qu’en 1965, trois après l’indépendance du pays. DNA publie les bonnes feuilles du roman de Mohamed Benchicou consacré à Émilie Busquant.
C’est à la vie de cette femme, de cette amante, de cette mère de deux enfants, de cette lorraine d’origine devenue militante de la cause algérienne que s’est intéressé le journaliste et écrivain Mohamed Benchicou pour en tirer un roman-enquête au titre « La Parfumeuse, la vie occulte de Madame Messali Hajd ».
Fille d’un mineur et syndicaliste en Lorraine (nord-est de la France), vendeuse au rayon « Parfumerie et objets pour dames » aux Magasins Réunis, l’un des plus anciens magasins de parfumerie à Paris, Émilie Busquant rencontre Messali Hadj en octobre 1923.
Lui, travaillant comme manœuvre à l'usine de la rue de Vitruve, avait 24 ans, elle 22 ans. Entre eux, du moins pour Messali Hadj, ce fut le coup de foudre immédiat.
De cette française qui tissa les fils de sa vie avec le jeune homme originaire de Tlemcen, Messali Hadj dira dans ses Mémoires qu’« elle était née dans une région de France fiévreuse révolutionnaire et patriotique à la fois et avait partagé avec les membres de sa famille le sort d'un prolétariat exploité et humilié ».
La vie de celle que Mohamed Benchicou surnomme « La Parfumeuse » se confondra avec le militantisme de son mari. Émilie participera avec Messali Hadj, Amar Imache et Salah Bouchafa et bien d'autres militants algériens à la création de l'Etoile Nord-africaine (ENA) à Paris en 1926, le premier mouvement nationaliste à revendiquer l’indépendance de l’Algérie alors colonie française depuis 1830.
Elle rédigera avec son mari le Mémoire de l'Etoile destiné à la Société des Nations en janvier 1930, participera à de nombreuses manifestations en Algérie et en France et organisera la défense de Messali pour ses nombreux procès en 1934, en 1937, en 1939 ou en 1941.
C’est Émilie Busquant qui coudra en 1929, à Tlemcen, le premier drapeau algérien, avec le tissu blanc et vert, le croissant et l’étoile aux couleurs rouges. Mais les historiens divergent sur cet épisode de l'histoire et certains doutent qu'elle soit la mère du drapeau d'Algérie. Pas Mohamed Benchicou. « Ce drapeau, écrit Benchicou dans « La Parfumeuse », elle l’avait voulu aux couleurs de cette organisation nationaliste révolutionnaire à laquelle elle avait déjà pensé chez Gégène, un parti qui soit à cheval sur la Révolution française, la Commune et l’islam : le rouge des insurgés de 1789 et du sang des communards, du Maghreb aussi, le vert et le croissant de l’islam. »
Ce drapeau fera sa première apparition en 1930 dans un stade de football dans le quartier populaire de Belcourt avant d'être hissé par un jeune manifestant à Setif le 8 mai 1945, prélude aux massacres qui ont ensanglanté le Constantinois durant plusieurs semaines.
Brouillée avec son mari, Émilie Busquant ne continuera pas moins de le soutenir, d'attendre son retour, en lui écrivant des lettres durant ses périodes d’incarcération ou de privations de ses libertés. Elle mourra presque seule en octobre 1953, une année avant le début de la révolution algérienne.
Le jour de son enterrement à Alger, 10 000 personnes assistent à ses obsèques tandis que que son cercueil est recouvert du drapeau algérien.
Un an avant sa mort, percluse par la maladie, elle écrira à Messali Hadj, placé en résidence surveillée à Niort, dans le Poitou-Charentes, ces mots prémonitoires : « Bon Dieu, pourquoi suis-je vieille et malade. Je voudrais pouvoir faire entendre les gémissements de toute une race qui ne veut pas mourir et qui ne mourra pas malgré toutes les souffrances qu'elle supporte pour le plus grand profit de quelques-uns. C'est une honte. Maintenant le peuple français sait ce qui se passe ici et s'y intéresse. Peut-être que la solidarité fera plus qu'autre chose, mais c'est une honte pour la France. Jamais, au grand jamais, de pareils faits ne s'oublieront. Je ne veux pas mourir avant de voir l'indépendance de l'Algérie. Car, bon gré, mal gré, cela est inévitable. »
DNA publie les bonnes feuilles de "La Parfumeuse" le roman de Mohamed Benchicou consacré à Emelie Busquant.
Graziella était née en Toscane et vécut heureuse jusqu’à l’annexion de l’Éthiopie par Mussolini et les lois antimétissage qui interdisaient à tout italien d’avoir une relation avec une femme indigène. Ses parents fuirent alors l’Italie pour la France. C’est là qu’Emma la vit pour la première 50 fois. Elle avait dix ans en cet été 1935, l’époque où l’Italie de Mussolini annexait l’Ethiopie.
L’Étoile nord-africaine avait pris fait et cause pour le peuple éthiopien et avait mis à la disposition des militants éthiopiens le siège central et le journal El-Ouma. Ils étaient venus, sa mère rayonnante et déterminée, son père un peu groggy pour tout ce qui se passait autour de lui.
Ce fut avec eux qu’ils organisèrent le meeting monstre du 22 août 1935 à Paris en solidarité avec le peuple éthiopien. Graziella et ses parents durent toutefois quitter à la hâte la France vichyste pour l’Algérie après le début des rafles anti-juives qui menaçaient sa mère. Elle porte encore les cicatrices de l’exode. Son père et son compagnon Marco retournèrent en Italie combattre le régime fasciste. Marcoen revint. Pas son père.
– Regarde dans la pile de disques, là-bas. Mets celui de Joséphine Baker. « Then I’ll be happy ».
(....)
Le drapeau sera officialisé le lendemain. Elle n’a jamais oublié ce radieux après-midi d’août
1934, à la Maison des Syndicats, à Levallois-Perret, quand le drapeau fut présenté pour la première fois comme emblème national aux huit cent personnes réunies en Assemblée générale de l’Étoile nord-africaine, avec toute la solennité exigée en cet instant historique : le drapeau hautement tenu et entouré d’une garde d’honneur qui prenait son rôle très au sérieux.
À la vue de ce spectacle émouvant et grandiose, les Algériens se levèrent comme un seul homme en criant, en priant, en chantant : « Vive l’Algérie indépendante ! » Jamais une telle cérémonie n’avait eu lieu depuis l’entrée des troupes françaises en Algérie en 1830. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre à travers la France et l’Algérie et tout le monde comprit qu’avec l’apparition de cet emblème vert, une lourde page de l’histoire coloniale en Algérie venait d’être tournée.
L’emblème national serait porté pour la première fois, un matin de juillet 1936, par le vieux Lasfer de l’usine Renault de Billancourt lors d’un défilé des partis de gauche, entre la place de la Nation et la Bastille, comme pour rappeler à cette France coloniale amnésique qu’elle s’était battue, en son temps, pour la liberté et la justice.
– Eh, Lasfer, c’est quoi ton drapeau vert, tu t’es trouvé un nouveau pays ?
– Oui, on peut dire les choses comme ça, avait répondu Lasfer. Avant ce jour, je ne savais pas ce que c’était, un pays qui soit à moi.
(...)
– Je ne t’ai jamais vue comme ça. Emma, qu’as-tu à trembler ainsi ? On dirait que tu es amoureuse…Tu es amoureuse, c’est ça, hein ?
– Oui.
– Ah, c’est donc ça. Et de qui ? D’un jeune homme venu d’Algérie ? Un descendant de Turcos ! D’un Turcos rebelle, j’espère !
– Turcos ?
– Et voilà tes yeux de merlan frit ! Les Turcos, tirailleurs algériens qui se battaient pour nous, pour l’honneur de la France, contre la Prusse notamment. Ah, l’honneur de la France ! Va savoir où il se niche, l’honneur de la France ! Quelques semaines plus tard, les Turcos étaient embrigadés dans l’armée française pour aller écraser la Commune, et tu sais ce qui s’est passé ? Nombre d’entre eux désertèrent et rejoignirent spontanément les barricades, préférant se mêler aux insurgés et aux ouvriers parisiens, plutôt que de les combattre.
On en parle peu, de cette histoire, parce que, ne l’oublie jamais, gamine, l’histoire c’est un collier de mensonges et d’amnésies dans lequel luit une perle solitaire de vérité. Mais à l’époque, la mutinerie des Turcos fit du chahut. Elle avait marqué la bourgeoisie de l’époque, l’histoire des « Turcos » qui avaient basculé du côté de la Commune, et ils devinrent bientôt légendaires.
Peut-être que ton Hadji descend de l’un d’eux… Pour une petite-fille de communards, ce ne serait que pure revanche de l’histoire, merde, ou je m’appelle pas Gégène ! Dieu du tonnerre ! Ah, mais j’y pense…
Gégène avait brusquement relâché son vilebrequin :
– Dieu du tonnerre, mais oui !
– Quoi donc ?
– … Je pense même que ton amoureux t’est envoyé pour prolonger l’histoire. Oui, l’histoire ! Moi qui ne crois qu’aux trucs concrets, je vais finir par devenir un petit crétin de superstitieux. Sais-tu, gamine, qu’à quelques centaines de mètres de ta piaule de la rue du Repos, dans la maison du chef communard Eugène Mourot, est mort un célèbre
insurgé du bled de ton copain, un certain Aziz Haddad, le fils du chef de la confrérie religieuse qui avait déclenché l’insurrection de 1871 en Kabylie ? Un communard algérien,
en quelque sorte. Un fils de zaouïa comme ton amoureux Hadjou… Hadj… Comment tu l’appelles ? Ah, Hadji ! Cet Aziz revenait du bagne de Nouvelle-Calédonie où il avait été enfermé avec les meneurs de la Commune, parmi lesquels Louise Michel et Eugène Mourot… Il était resté pote de ce dernier et avait partagé sa maison pendant quinze ans avant d’y mourir… C’est quand même bizarre, tout ça… Tu trouves pas ? Les Turcos, que les stratèges bourgeois recrutaient en masse dans l’espoir d’avoir des troupes dévouées qui lui assureraient la « maîtrise de la rue », ont préféré les gens de leur classe à ceux qui les avaient armés.
Passe-moi cette bouteille, Emma. Une union des deux races contre le maître commun ! Ça te la coupe, hein ?
(...)
Elle avait à peine 24 ans et s’occupait de rédiger le courrier ainsi que les documents sensibles, de retenir les salles de réunion, généralement la Grange Aux Belles – c’était près de chez eux –, d’obtenir les autorisations d’organiser des débats, d’écrire et de distribuer les tracts… Elle se revoit dans ses folies de jeune mère, en 1930, devant le berceau de son fils Ali qui venait de naître, dans cette chambre mansardée de la rue du Repos, rédiger les premiers articles pour El-Oumma, le journal de l’Étoile nord-africaine, le
premier parti à revendiquer l’indépendance de l’Algérie, se relayant, avec son compagnon, au chevet du nourrisson, s’apercevant qu’il n’y avait plus de lait et, le devoir de la militante l’emportant sur l’obligation de la mère, continuer à écrire pendant que son bébé hurlait de faim.
Emma s’était investie sans jamais apparaître publiquement. C’était une militante. Nul besoin de s’afficher. Elle s’était d’ailleurs fait une règle de toujours s’effacer au profit de son ami. De ne jamais l’indisposer, lui dont elle savait qu’il traînait bien des complexes. Elle s’en disait la secrétaire la collaboratrice, celle qui prend le courrier sous la dictée et met en forme. Elle laissait croire.
Lors de son premier voyage à Tlemcen, en 1925, elle se fit adopter par la famille de Hadji, s’accoutumant à sa façon de vivre, à sa manière de parler, allant jusqu’à apprendre la langue arabe et revenir avec le surnom de Djanina, donné par son beaupère et dont elle ferait le prénom de sa fille, quelques années plus tard. Ce fut un bien riche périple que ce premier voyage dans la ville natale de son compagnon. La cité était conforme aux descriptions qu’il en avait fait : les riches et les pauvres ; les Français et les indigènes ; la misère et l’aisance ; l’insouciance et le désespoir… Ici donc il marchait pieds nus. Ici, il marcherait en vainqueur, s’était-elle jurée.
La parfumeuse, juin 2012, Edition Koukou (Algérie), Édition Riveneuve (Europe et Canada).
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