lundi 10 septembre 2012

L'argent obscur de la campagne américaine


Avec la bénédiction de la Cour suprême, milliardaires, entreprises et syndicats financent Romney comme Obama. Sans limite.

Imaginez la Macif, la CGT, le Medef et la milliardaire Liliane Bettencourt signant des chèques de plusieurs millions d'euros pour soutenir des candidats à la présidentielle française et vous aurez tout compris aux lois de financement électoral aux Etats-Unis —ou plutôt, à ce qu'il en reste depuis une décision de la Cour suprême de janvier 2010.

Les chèques peuvent être de n'importe quelle source, n'importe quel montant et sont souvent secrets. Et ce n'est pas une façon de parler: le milliardaire américain Sheldon Adelson, patron d'un groupe de casinos du Nevada, et son épouse ont donné 20 millions de dollars pour soutenir le candidat à la primaire républicaine Newt Gingrich, dont la campagne était fauchée.


Une organisation nommée American Crossroads, fondée par l'ancien lieutenant de George W. Bush Karl Rove, a dépensé 21 millions de dollars lors des élections de mi-mandat de 2010. Une autre, Crossroads GPS, bénéficie d'un statut d'organisation caritative «d'intérêt général» «501(c)4» («social welfare») qui lui permet d'échapper à l'impôt et aux règles de transparence applicables aux partis politiques traditionnels. On sait seulement qu'elle a reçu 24 chèques de plus d'un million de dollars et deux de plus de 10 millions de dollars en 2011. Ses publicités sont des chefs-d'oeuvre de propagande électorale.

Les campagnes américaines ont toujours été les plus chères au monde, mais depuis 2010, la dérégulation du financement électoral a ramené le pays à une époque révolue en Europe, quand de riches mécènes et patrons finançaient les partis politiques. Dans l'ombre ou à la vue de tous, les milliardaires américains se lâchent. Ils jettent leur dévolu sur un candidat dont ils doublent, du jour au lendemain, les ressources pour abattre son adversaire. Pour les militants de la transparence, c'est un retour à la préhistoire de la démocratie, quand les puissants exerçaient un pouvoir corrupteur sans limite.

Deux circuits distincts

L'argent se faufile par deux circuits distincts. La face «claire» du financement obéit à des plafonds votés il y a une éternité, en 2002, à l’initiative du sénateur républicain John McCain et du démocrate Russ Feingold —deux élus plutôt réputés pour leur indépendance d'esprit, Feingold étant le seul sénateur à s'être opposé au Patriot Act quelques mois plus tôt.
Entreprises et syndicats n’ont pas le droit de donner de l’argent directement aux candidats. Un particulier ne peut, lui, donner sur une période de deux ans qu'un maximum de 5.000 dollars à un candidat et 30.400 dollars à un parti. Dîner avec Barack Obama coûte souvent plus de 30.000 dollars (fin juillet, une invitation pour un dîner à New York coûtait 80.000 dollars par couple). En France, la limite est de 7.500 euros par an et par personne.

La face «obscure« est née en 2010, après une décision de la Cour suprême saisie en appel par une association, Citizens United, qui avait été interdite par la Commission fédérale des élections (FEC) de diffuser un spot anti-Hillary Clinton en 2008. La Cour a jugé que les restrictions imposées aux associations, entreprises et syndicats contre le financement de campagnes publicitaires politiques étaient anticonstitutionnelles. Elle a ouvert grand les vannes du financement électoral.

L'argent passe aujourd’hui par des entités appelées «super PAC» ou «501(c)4», qui ont pris leur ampleur après 2010:
  • «Super PAC»: particuliers, entreprises et syndicats sont libres de contribuer sans limite. Les dons ne sont pas anonymes et doivent être rapportés à la FEC. Tout est publié en ligne. Les super PAC peuvent dépenser autant qu’ils le veulent.
  • Organisations «501(c)4»: le nom correspond à la catégorie fiscale des organisations caritatives, par exemple les associations écologistes, les syndicats ou les chambres de commerce. Particuliers, entreprises et syndicats peuvent contribuer sans limite. Contrairement aux «super PAC», ces entités ne sont pas contrôlées par la FEC et les dons sont donc anonymes. Mais pour continuer à échapper à la FEC, elles doivent limiter leurs dépenses politiques à 50% du total de leurs dépenses. Une limite que des associations soupçonnent certains groupes de ne pas respecter en pratique.

Dérégulation synonyme de liberté d'expression

En théorie indépendants des candidats et des partis, ces «super PAC» et «501(c)4» sont en fait dirigés par des ex-collaborateurs. Pour les élections de mi-mandat de 2010, ils ont dépensé 484 millions de dollars —13% des 3,6 milliards dépensés aux niveaux national et local. Dans les Etats les plus disputés, en période électorale, un téléspectateur verra plusieurs dizaines de spots par jour.

Pour les républicains, la dérégulation est synonyme de liberté d'expression. Pourquoi les milliardaires ne pourraient-ils pas s'exprimer?

Peut-être parce que «ceux qui ont les moyens d'écrire de gros chèques sont ceux que les élus vont prendre au téléphone, qu'ils vont rencontrer, au détriment des gens normaux qui n'ont pas les moyens de se payer ce genre d'accès», explique à Slate.fr Paul Ryan, un avocat du Campaign Legal Center, une association de Washington qui milite pour plus de transparence dans le financement électoral et porte plainte contre les groupes suspects de fraude:
«En 2008, c'est vrai, les dépenses de campagne avaient déjà beaucoup augmenté, mais c'était dû à l'augmentation des petits donateurs de Barack Obama et John McCain. Cette année, pour la primaire républicaine, quelques milliardaires ont permis à quelques candidats de rester dans la course alors qu'ils n'auraient pas pu y arriver, grâce à des dons de dizaines de millions de dollars. On ne sait pas quel rôle ces gros donateurs, et pire encore les entreprises, auront dans la campagne actuelle. Dans le système actuel, la plupart des activités qui étaient illégales sont devenues légales, grâce à la Cour suprême.»
«Ce n'est pas complètement nouveau, ajoute Bob Biersack, qui a passé trente ans de sa vie à la FEC, aujourd'hui très critiquée. Dans les années 1990, les partis nationaux pouvaient recevoir des contributions illimitées, de n'importe qui, d'entreprises, de syndicats... Il était aussi possible pour les gens très riches de dépenser leur propre argent (et en leur propre nom) pour ou contre certains candidats. C'est ce que George Soros a fait en 2004.»

Dons dissimulés et boîtes postales

La différence, c'est qu'aujourd'hui des groupes écrans peuvent collecter des millions sans avoir à révéler leurs sources de financement. Certains ont une simple boîte postale comme adresse, forçant les journalistes d'investigation à un jeu de pistes pour démasquer leurs sources.

Les grands syndicats en profitent aussi: l'un des plus puissants, SEIU, a par exemple financé une campagne mettant en exergue une phrase malheureuse de Mitt Romney («Je ne suis pas inquiet pour les plus pauvres») dans un spot en espagnol pro-Obama (Mitt Romney avait expliqué dans une interview qu’il voulait concentrer son action sur la classe moyenne, estimant que les très pauvres bénéficiaient déjà d’un filet de sécurité et que les très riches n’avaient pas besoin d’aide).

Les entreprises dissimulent leurs dons mais des fuites ont établi que le gigantesque assureur Aetna avait donné sept millions de dollars à des groupes pro-républicains. La Chambre de commerce américaine, une organisation très politisée financée par des grandes entreprises, a annoncé qu'elle dépenserait plus d'argent cette saison qu'elle ne l'a jamais fait auparavant. Impossible de savoir qui envoie les chèques.

Mais l'impact le plus fort se situe dans les circonscriptions législatives, où les candidats au Congrès dépensent rarement plus d'un million de dollars. C'est là que Karl Rove et ses entités de l'ombre jouent aux faiseurs de rois. «Vous balancez quelques millions de dollars dans une circonscription lors d'une campagne pour la Chambre des représentants, et vous changez tout», se lamente Bob Biersack.

A ce jeu, les républicains explosent les compteurs. 73% des dépenses publicitaires de ces nouvelles organisations ont profité aux conservateurs depuis janvier.

Et si vous pensez que les démocrates sont plus «purs», détrompez-vous. Barack Obama dispose lui aussi de son «super PAC», Priorities USA Action, célèbre pour ses spots remplis de personnes soi-disant licenciées par Mitt Romney. La seule différence est qu'il n'a pas réussi à lever autant d'argent que le souhaite la campagne du président.

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