Ce jour-là, et puisque Nezzar avait introduit le débat, Chadli s’était longuement attardé sur les réformes et sur Hamrouche. "Quelles réformes de Hamrouche ? Les réformes, c’est moi ! Pour mener des réformes, il faut posséder le pouvoir et le pouvoir, à l’époque, c’était moi qui l’avais. Je voulais que l'Algérie tire les leçons de l'empire soviétique et ne tombe pas dans les mêmes travers." Chadli insiste. "Il n’y a pas de réformes Hamrouche. C’est moi qui ai, dès mon accession au pouvoir, poussé vers la réhabilitation de l'Etat de droit et la transition vitale vers une Algérie rénovée et rajeunie.
Une de mes toutes premières décisions fut de libérer Ben Bella. Je ne concevais pas d’État de droit avec un prisonnier politique dans nos geôles. J’aspirais à l’État de droit. Par profonde conviction politique. Une vieille, une ancienne conviction, transmise par mon père, qui était lieutenant de Ferhat Abbas pour la région d’Annaba. Je l’ai fait par attachement aux idées libérales héritées de mon père, et à la mémoire de Ferhat Abbas, une figure qui a marqué ma jeunesse, un homme qui était en avance sur son temps, qui a eu le courage de ne pas succomber aux populismes et qui avait une idée gigantesque de la démocratie, de la société civile et de l'État. Oui, j’ai toujours été UDMA et pas PPA, et j’ai agi en conséquences. Les réformes, ça ne m’est pas venu comme ça, par hasard. C’est une vieille obsession de jeunesse. J’ai toujours voulu arracher l'Algérie aux monopoles de la pensée et de l'économie. Je regrette seulement de n'avoir pas eu le temps de rendre irréversibles ces réformes politiques et économiques. Alors, quand j’entends parler de "réformes de Hamrouche"… Laissons faire le temps. Je ne cherche pas une place dans l’histoire, mais il arrivera vite l’époque où l’on se rappellera qui est véritablement l’instigateur, en Algérie, du pluralisme politique, de l’ouverture du champ médiatique et de la culture des droits de l’Homme…"
Puis, en me regardant, le doigt pointé sur moi : "Oui, Mohamed, pour engager des réformes, il faut posséder le pouvoir. C'était tellement plus commode d'employer les attributs du pouvoir à des fins personnelles. Mais je n'ai pas l'habitude de trahir mes croyances. J’ai mis mon pouvoir - «et j'avais un énorme pouvoir» - au service de la transformation de l’Algérie. Dans l’honnêteté et la transparence. Et je dirai même, dans une certaine fidélité à Boumediene. Il me disait : «N'oublie pas que celui qui tient à me suivre mourra dans le dénuement » Moi, je suis fier, aujourd'hui, de n'avoir pas accumulé des richesses sur le dos de l'Algérie et je pense haut et fort que la véritable richesse est de rester fidèle à ses idées. Pour la dignité de l'Algérie, Chadli n'a jamais tendu la main à l'étranger."
Pour faire ses contrôles médicaux, l'ancien Président de la République, qui déclarait vivre de sa seule pension de retraité, devait toujours recourir à la Sécurité sociale algérienne, "faute de moyens pour suivre des traitements médicaux privés".
"On a dit toutes sortes de choses à propos de mes réformes, notamment que je voulais effacer les traces de Boumediene. C’est faux ! J’ai toujours été fidèle à Boumediene. Son unique souci était de libérer l’Algérie de la colonisation et la construction d’une Algérie qui jouisse de la justice sociale et de la prospérité. Il rêvait d’une société affranchie de l’ignorance et de la dépendance. Il a servi son peuple au point d’oublier les siens et sa propre personne. Mais je sais qu’avant sa disparition, Boumediene pensait sérieusement à introduire des changements radicaux dans la politique agricole, la politique industrielle et les nationalisations. Tu veux que je te dise ? Ceux qui m’accusent d’avoir voulu effacer les traces de l’ère Boumediene sont précisément ceux qui ont le plus bénéficié de la situation et qu’on appelle les barons du régime. Ils ont été aidés par une minorité de gauchistes qui ont voulu obtenir des privilèges au prix de quelques marchandages. Mais j’ai refusé."
"Je n’ai ni créé ni aidé le FIS"
Cela dit, Chadli redoutait de rester dans l’histoire comme celui qui aura créé le Front islamique du salut, accusation qui l'accable plus que toute autre. "Je n'ai jamais créé le FIS ni aidé à le créer. J'étais en conférence dans un pays d'Afrique, quand des collaborateurs parmi les plus proches m’avaient joint pour m'informer de l'idée de laisser se constituer les islamistes au sein d'une grande formation politique. J'étais sceptique. Ils m’ont alors rassuré, avançant qu'ils savaient ce qu'ils faisaient. La suite vous la connaissez. Je n'ai jamais eu de sympathie particulière pour le FIS dont j'ai de tout temps considéré les dirigeants comme des hypocrites politiques qui instrumentalisent la religion pour arriver au pouvoir. Contrairement à ce qui est avancé de façon pernicieuse, je n'ai jamais rencontré de responsables du FIS en dehors des rencontres publiques avec les formations politiques, qui ont eu pour théâtre le siège de la Présidence de la République et auxquelles était convié le FIS au même titre que tous les autres partis. J'ai d'ailleurs toujours évité de voir qui que ce soit à l'extérieur de la Présidence, par respect infaillible à ma mission de premier magistrat. J'étais chargé de mettre l'Etat au-dessus de toutes les considérations politiciennes." A-t-il été surpris, alors, que le FIS ait réussi à s'imposer largement aux législatives ? "Oui, car nous avons été trompés par les sondages officiels et officieux qui parvenaient régulièrement à la Présidence, qui faisaient fausse route totale et qui attribuaient au parti de Abassi Madani moins du quart des suffrages. Mais de là à suspendre le processus électoral…"
Il assume son choix d’avoir refusé de mettre fin aux élections. "C'était mon choix de poursuivre le processus électoral, d'affronter l'énorme incertitude et de faire confiance en l'avenir Je ne voulais pas abdiquer à la volonté d'un système qui avait vieilli. Alors, entre ma conscience et mon poste, j'ai choisi ma conscience. C'était une question de fidélité à sa morale et à ses convictions. Nous étions devant un dilemme inattendu, certes, mais quand on a des convictions on ne peut faire une autre politique que celle que dicte votre conscience. On ne peut prétendre édifier un Etat de droit et accepter qu'on bafoue le verdict des urnes, quel que soit ce verdict."
Ce choix contrarié, Chadli Bendjedid, pour ne pas avoir "à faire une autre politique", dit alors avoir choisi, de son propre chef, de partir le 11 janvier 1992. Neuf ans plus tard, il ne regrettait toujours pas cette décision majeure qui, souligne-t-il, l’avait mis en adéquation avec lui-même. Quant à ce qui s'est produit par la suite, il préfère répondre par un soupir : "Le temps aurait travaillé pour la vérité et aurait dévoilé la véritable face du FIS."
M. B.
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