jeudi 18 octobre 2012

Algérie- Les confessions de Chadli Bendjedid â M. Benchico: 3. «Sans moi, Bouteflika aurait été jeté en prison…»


Suite et fin des confessions de Chadli Bendjedid.
Ce serait d'ailleurs cette immense fidélité à Boumediène qui l'aurait contraint à accepter, en 1979, de prendre les rênes d'un pays qui vivait une époque particulièrement difficile. "Ce que les gens doivent savoir, c'est qu'à la mort de Boumediène Chadli Bendjedid n'a jamais revendiqué la succession. En qualité de coordinateur de l'armée, c'est moi qui ai proposé à des candidats médiatisés à l'époque de prendre la relève. Ils ont refusé.
Oui, ils ont refusé, et ils ont refusé parce que la situation était complexe, l'endettement énorme, les caisses vides, les étals déserts et la pénurie régnante Chadli n'avait pas vocation à devenir Président, mais il n'avait plus le choix." Il s'était tu un moment puis avait laissé le tomber cette phrase désappointée : "Quand tu entends ce que dit de moi Bouteflika… Comme à Monaco… [Ce dernier l’y avait notamment qualifié de "quelqu'un qui n'est pas aviateur, mais qui a pris les commandes d’un Boeing 737", regrettant que "Chadli qui est resté finalement autant de temps au pouvoir que Boumediène a curieusement mis le même temps pour détruire tout en ce que Boumediène avait construit»]. 
Chadli était indigné : "Où est le sens de l'État ? Dire ça devant des étrangers…"
C’était un samedi pluvieux. Il méditait. "Et tu as entendu Bouteflika parlant de la succession à Boumediene ?" Chadli évoquait cette déclaration de l’actuel chef de l’État devant des journalistes étrangers : "J’aurais pu prétendre au pouvoir à la mort de Boumediène, mais la réalité est qu’il y a eu un coup d’Etat à blanc et l’armée imposé un candidat imprévu… Ce qui est reproché au président Chadli, c'est sans doute d'avoir accepté des responsabilités pour lesquelles il n'était pas du tout préparé et pour lesquelles il n'avait aucune disposition…" Chadli n’avait pas supporté. "Je n’ai pris la place de personne. L’Algérie n’est pas un royaume privé. Les gens oublient qu’avant sa mort, le président Houari Boumediene m’avait désigné responsable des corps de sécurité. Je n’aspirais pas, personnellement, au poste de président. Je dirai tout ça en détails un jour dans mes mémoires."
Il n'avait rien oublié des sarcasmes du nouveau président et paraissait particulièrement chagriné par cette moquerie dite en public, à propos de la rencontre entre Chadli Bendjedid et le président français François Mitterrand. "J’étais surpris un jour d’apprendre par la télévision que le chef de l'Etat algérien de l’époque et le chef d'Etat français de l’époque, que Dieu ait son âme, avaient eu un entretien en tête-à-tête de dix heures, avait déclaré Bouteflika. Je connais les deux, je sais que le chef de l'Etat français pouvait parler pendant dix heures. Je ne suis toujours pas sûr que le chef de l'Etat algérien — et il est toujours vivant — pouvait, lui, parler pendant une demi-heure, pour dire des choses très essentielles.
Cette déclaration de Bouteflika lui avait fait très mal. "Pour l’Algérie, plus que pour moi…" Puis, prenant un air condescendant : "Que sait-il de la considération que me portait Mitterrand ? Que sait-il du rayonnement diplomatique de l’Algérie sous ma gouvernance ? J’ai fait la seule visite d’Etat aux Etats-Unis d’un président algérien. Bush père m’avait fait l’amitié, un jour de fête, de m’inviter dans sa propre maison où je côtoyais sa famille et ses petits enfants qui ouvraient leurs cadeaux au pied de la cheminée… Je souhaite, pour l’Algérie, qu’il connaisse la moitié de l’influence diplomatique qui était la mienne. J’ai reçu à Alger les plus grandes personnalités du siècle, comme la reine d’Angleterre ou le roi d’Espagne…" Il a une moue désolée.
"Où est le respect de l'Algérie ? Bouteflika… Quand on pense que Bouteflika critique ma gestion et ma politique, qu’il parle de «politique désastreuse des années 1980 qui a brisé l’élan du développement et péché par un manque de vision» alors qu'il l’avait votée en qualité de membre du Bureau politique et de ministre… Tout le monde oublie que Bouteflika est resté au pouvoir après mon élection en 1979, qu'il avait été membre du Bureau politique et du gouvernement jusqu'en décembre 1981."
Chadli rappelait, sans le dire vraiment, que Bouteflika n’avait pas été écarté du FLN pour ses idées, mais pour "gestion occulte de devises au niveau du ministère des Affaires étrangères", selon la formule d’inculpation de la Cour des comptes. Il payait ainsi pour avoir placé sur des comptes particuliers en Suisse, entre 1965 et 1978, et à l’insu du Trésor algérien, les reliquats budgétaires de certaines ambassades algériennes à l’étranger. Dans la décision de suspendre l’appartenance d’Abdelaziz Bouteflika de ses rangs "en attendant son exclusion par le congrès", le comité central, réuni ce jour-là en 6e session, signale que "le concerné s’engage à restituer les biens et dossiers du parti et de l’Etat en sa possession", parle de "dossier au contenu grave" qui justifie de "saisir la justice de l’affaire".
Chadli s'offusque : "De quelle traversée du désert parle-t-il ? Il est revenu au comité central en 1989. J'avais donné mon accord pour cela. Cheikh Zayed m’avait dit qu’il valait mieux que Bouteflika soit pris en charge par les Emirats que par Saddam ou Kadhafi ou, pire, par la France." Avec une lueur maligne dans les yeux, Chadli avait ajouté : "Le cheikh m’avait dit, en riant : ‘’Votre ministre abuse un peu des boutiques de l’Intercontinental’’ Les achats de Bouteflika étaient, en effet, réglés par le palais royal..."
Le regard absorbé par les souvenirs, Chadli Bendjedid continue de parler, sans me regarder.
"Aujourd'hui il parle de décennie noire, de politique désastreuse de Chadli. Pourquoi l’avait-il approuvée alors, lui qui fut associé aux sept résolutions du congrès extraordinaire du FLN réuni de juin 1980  Pourquoi n’avait-il pas émis des réserves en ce moment-là ? Il me reproche, aujourd’hui, devant la presse étrangère d'avoir accepté des responsabilités pour lesquelles je n’étais pas du tout préparé et pour lesquelles je n’aurais aucune disposition ; il me décrit comme un faux aviateur qui a pris les commandes d’un Boeing 737… Pourquoi multipliait-il alors les gestes de déférence excessifs envers moi ? Je me souviens de la première fois qu’il a siégé en Conseil des ministres, raconte Chadli. Il s’est mis au garde-à-vous devant moi et m’a dit : “Vous êtes le commandant et je suis votre caporal. J’attends vos ordres.” Tout le monde m’appelait par mon prénom, il était le seul à m’appeler  “Fakhamat erraïs”… Je savais qu'il faisait tout cela pour rester à l'intérieur du pouvoir, et pour s’éviter le jugement à propos des fonds des Affaires étrangères qui avaient été détournées entre 1965 et 1979… Je n'étais pas dupe. Il me parvenait de toutes parts le compte rendu des médisances qu'il proférait contre moi, dont certaines  devant des étrangers…"
Chadli se rappela de la première mission de Bouteflika en tant que ministre conseiller. 
"Je l’avais chargé d’un message au président du Yémen du Sud qui était en conflit latent avec le Yémen du Nord. L’hôte yéménite, qui ne connaissait rien de moi, a voulu en savoir plus auprès de Bouteflika. Ce dernier, pour toute réponse, eut un geste désolé : “Que voulez-vous que je vous en dise, Monsieur le Président ? Son nom est suffisamment éloquent.” Le président yéménite, en me rapportant ces propos quelques jours plus tard lors d’une visite à Alger, a eu ce commentaire : “Essayez de mieux connaître ce ministre avant de lui faire confiance.”"
"J’ai fait ce qu’il fallait faire envers Bouteflika"
Ce fut l’une des dernières fois que Chadli se laissa aller à critiquer le président Bouteflika. Il ne le fera de nouveau qu’en 2009, lors d'une conférence à Tarf où il conspuera "ceux qui ont juré sur le Coran de respecter la Constitution et qui ont fait l'inverse". Chadli avait cru utile d'ajouter : "Je ne suis pas de ceux-là."
Nous étions en hiver et il tombait sur le jardin une pénombre glaciale. Chadli, attristé, caressait des plantes.
"Et où est la gratitude ? Tu sais, Mohamed, je ne me suis jamais fait d'illusions sur la gratitude des hommes, mais quand même, Bouteflika, lui qui me suppliait de lui éviter la prison… Oui, je savais qu'il faisait tout cela pour rester à l'intérieur du pouvoir, et pour s’éviter le jugement à propos des fonds des Affaires étrangères qui avaient été détournées entre 1965 et 1979…  Ce que j'ai fait pour lui, je ne l'avais fait pour personne."
Chadli raconte que dès sa prise de fonction, il avait demandé à Bouteflika de rembourser les sommes qui avaient été détournées et placées dans des comptes en Suisse, en joignant tous les justificatifs. Il l’avait chargé de prendre attache avec Mohamed Seddik Benyahia, alors ministre des Finances pour régler l’affaire au plus vite. Mais il ne remboursera que dix pour cent du montant demandé et sans joindre les justificatifs. "Nous avions comparé avec les chiffres qui étaient en possession des services de renseignement et avions découvert qu’il manquait presque 6 milliards. J’ai alors donné mon accord pour le déclenchement de la procédure judiciaire… (1)"
Il  observe un moment de silence, puis ajoute d’un ton grave :
"Mais j’avais intervenu pour qu’il ne soit pas emprisonné…J’ai fait ce qu’il fallait faire envers Bouteflika… Il avait multiplié les interventions auprès des membres de ma famille – notamment auprès du beau-père, Mohamed Bourokba, alors hospitalisé à la clinique Hartmann de Neuilly (2) et auquel il rendait visite fréquemment pour le supplier d’intercéder auprès de son gendre président afin qu’il recouvre sa place dans le système - et avait même chargé certains amis, comme le Marocain Mohamed Basri ou les dirigeants palestiniens Yasser Arafat et Hawatmeh d’intercéder en sa faveur auprès de moi… "
Ce fut ainsi que Bouteflika obtint de Chadli l’assurance qu’il pouvait rentrer au pays sans être inquiété. Les mesures conservatoires prises à son encontre dans le cadre de l’enquête judiciaire seront levées une à une. 
"Je lui avais rendu son passeport diplomatique et lui avais rétabli son traitement de haut fonctionnaire. Il avait récupéré tous ses biens grâce à moi…"
Bouteflika négocia, en effet, avec succès la restitution de sa villa de Sidi Fredj confisquée par le wali de Tipaza et gendre de Chadli, Kaddour Lahoual. Il bénéficiera ensuite d’une somptueuse demeure de 22 chambres située sur les hauteurs d’Alger, Dar Ali Chérif, en compensation d’une villa qu’il occupait avant que l’Administration ne l’affectât à Messaoudi Zitouni, ancien ministre et président de la Cour des comptes.  
"A propos de villa… Sais-tu que l’inventeur de l’expression «décennie noire» est un responsable qui a voulu s’accaparer d’une demeure propriété de l’État, qu’il refusait d’évacuer à la fin de ses fonctions ? C’est parce que j’ai refusé de lui céder ce bien d’État qu’il s’est répandu dans Alger avec cette formule de décennie noire que la presse a vite fait de reprendre…".
J’ai gardé de Chadli l’image de l’homme déchiré. Il personnifiait un trouble singulier : comment se prévaloir d’un régime qui a pris le pouvoir par la force et s’étonner qu’il fut aussi hégémonique, autoritaire et impitoyable ? J’avais l’impression d’avoir devant moi une illusion aux cheveux blancs. Chadli incarnait notre impuissance : ce pouvoir ne changera pas avec de bons sentiments.  J’ai emporté de Chadli avec un malaise qui ne m’a plus jamais quitté..
M.B.
FIN
1) Le 5 janvier 1979, soit une semaine à peine après le décès de Boumediène, Bouteflika remet au Trésor public un chèque libellé en francs suisses d’une contre-valeur de 12 212 875,81 DA tiré de la Société des banques suisses à Genève. Il ne rapatriera pas d’autres sommes, ce qui irritera fortement les autorités qui s’estimaient fondées à considérer ces légèretés comme une marque de mépris à leur endroit. Le chèque remis par Bouteflika était, en effet, loin de correspondre aux chiffres que détenaient les services de renseignements de Kasdi Merbah : Bouteflika aurait "oublié" de s’expliquer sur la disparition de 58 868 679, 85 DA. La Cour des comptes le lui rappellera dans l’arrêt qui sera prononcé le 8 août à son encontre et qui, précisément, "met en débet Abdelaziz Bouteflika pour une somme dont la contre-valeur en dinars représente 58 868 679, 85 DA et qui reste à justifier". La Cour explique que ce montant "est l’aboutissement des longues investigations de l’institution tant au niveau de la Trésorerie principale d’Alger qu’à celui du ministère des Affaires étrangères, et tient compte notamment du rapatriement par  M. Abdelaziz Bouteflika au Trésor public de la contre-valeuren dinars de la somme de 12 212 875,81 DA."
2) Bouteflika aura la même prévenance envers le propre frère de Chadli, Abdelmalek Bendjedid, hospitalisé à la même clinique. Il ira plusieurs fois s’enquérir de sa santé, multipliant des visites intéressées au cours desquelles il évoquait avec zèle le passé d’officier de l’ALN du frère de Chadli, vantant ses mérites de directeur de l’Ecole militaire de Guelma et ceux de commandant adjoint de la 1re Région militaire. Il n’oubliait évidemment pas de solliciter, au passage, l’obligeance du frère de Chadli pour qu’il plaidât son cas auprès du chef de l’Etat. Dans sa frénésie à vouloir s’introduire coûte que coûte au sein de la famille de Mme Bendjedid dont il présumait de l’influence auprès de l’époux président, Bouteflika ira jusqu’à faire plusieurs pèlerinages à la zaouïa des Bourokba. Il s’y fera inviter pour la première fois en 1987 et séjournera plusieurs jours de suite à Mazouna, Relizane et Sidi Khetab, localités de la zaouïa.
Lire aussi:

Aucun commentaire: