A Sarajevo, le groupe qatarien a lancé pour la première fois l’année dernière une déclinaison régionale de sa chaîne. Une stratégie ardue dans cette zone sous tensions. Qui peut pourtant s’avérer gagnante.
- Le plateau d'Al Jazeera Balkans / Al Jazeera -
«Je ne suis pas Croate de profession!» C’est par l’absurde que répond dans un excellent françaisGoran Milić lorsqu’on lui demande avec ironie ce qui distingue sa chaîne de ses concurrentes. Car à 66 ans, ce grand monsieur (presque 2 mètres), considéré comme une sommité du journalisme dans l’ex-Yougoslavie et qui dirige la rédaction d’Al Jazeera Balkans, en est persuadé: couvrir correctement une zone géographique transnationale sous tensions est tout à fait possible.
Seulement, il faut être un journaliste d’une extrême neutralité, ne pas«commenter» l’actualité ni être «rattaché» à son pays de naissance et accorder une même place à toutes les opinions, aussi différentes soient-elles. Un constat évident pour les standards journalistiques européens et anglo-saxons, mais qui ne l’est pas forcément dans une région encore marquée par les stigmates des guerres passées et les discours haineux de certains médias dans les années 1990.
C’est dans la ville symbole de Sarajevo que le groupe qatari a installé la rédaction d’Al Jazeera Balkans, laquelle a commencé à émettre le 11 novembre 2011 dans la langue commune à quasiment l’ensemble des pays de l’ex-Yougoslavie, le serbo-croate. Installée au sommet du BBI Centar, un centre d’affaires situé au cœur de la capitale, cette rédaction ultra-moderne compte 160 salariés dont plus d’une soixantaine de journalistes issus de toute la région.
Goran Milić / Al Jazeera
Elle dispose de bureaux à Skopje en Macédoine, Zagreb en Croatie, et Belgrade en Serbie ainsi qu’une dizaine de correspondants régionaux. Un lancement novateur car c’est la première fois que le groupe qatari décline sa chaîne d’information dans une langue autre que l’arabe ou l’anglais [1].
Pour les Balkans et sa diaspora, l’audience estimée est de 20 à 30 millions de personnes. Al Jazeera avait déjà intégré ce marché l’année précédente en rachetant pour 1,2 million d’euros la télévision locale NTV 99.
Indépendance et professionnalisme: les atouts gagnants
Mais comment le groupe qatari peut-il se distinguer dans cette région«où les chaînes sont généralement toutes affiliées à des partis et les journalistes soumis aux pressions incessantes, qu’elles soient politiques, économiques ou venant des lobbies», décrit Borka Rudić, la secrétaire générale de l’association des journalistes de Bosnie-Herzégovine? Pour la rédaction d’Al Jazeera Balkans, la réponse ne tient qu’en deux mots: indépendance et professionnalisme.
Lancée avec un investissement initial de 15 millions d’euros, la chaîne dispose pour la saison à venir du tiers de ce montant, un budget important pour la région. Elle ne dépend aucunement de la publicité et le groupe qatari –guère dans une logique de rentabilité pour l’instant– lui laisse le champ libre pour faire ses preuves.
Marko Pavlović / Al Jazeera
Une indépendance financière et une crédibilité internationale qui trouvent un écho plus que favorable dans le paysage local. «Quand vous êtes invités sur AJ Balkans, ça vous donne un statut. C’est tout le bénéfice de cette “marque”», détaille Marko Pavlović, un Serbe d’une trentaine d’années, chroniqueur économique sur la chaîne. Sous-entendu: les politiciens et autres entrepreneurs locaux qui s’imposent sur certains plateaux ou défendent des points de vue extrêmes sont mesurés à l’antenne d’Al Jazeera.
Disponible sur le câble et le satellite, la chaîne diffuse actuellement 8 heures de programmes frais quotidiens dont un journal télévisé, un documentaire et l’émission «Context», une déclinaison locale du célèbre magazine «Inside story» d’Al Jazeera English.
Une place de leader à prendre
Alors que la Bosnie-Herzégovine dispose d’un nombre extrêmement important de chaînes au regard de sa faible population –45 télévisions, dont deux tiers de privées, pour environ 4 millions d’habitants– le lancement d’Al Jazeera Balkans n’est pas si facile pour le groupe dans ce marché déjà saturé.
Fort aujourd’hui de plus d’une demi-douzaine de chaînes, dédiées tant au sport qu’aux documentaires ou à la diffusion de conférences, le puissant network de la péninsule arabique a bien compris l’intérêt géostratégique de cette région.
D’abord, les Balkans se reconstruisent progressivement et les populations des différents pays sont encore très divisées: le désir d’une information neutre, de qualité et vérifiée est croissant. La couverture «régionalisée» de l’actualité est également un créneau abandonné depuis le début des années 1990.
Par ailleurs, les médias locaux n’ont souvent pas autant de moyens financiers, techniques et humains pour rivaliser avec la puissante chaîne d’origine qatarienne. D’autant que leur couverture de l’actualité –quand elle n’est pas de piètre qualité– est souvent considérée comme partisane.
Enfin, la suppression pour raisons budgétaires des rédactions de grands médias internationaux émettant en serbo-croate, à l’instar deRadio France Internationale et BBC World en 2009 et 2011, joue également en faveur de la nouvelle chaîne. «L’arrivée d’Al Jazeera dans les Balkans est une bonne nouvelle car la situation des médias dans la région se détériore rapidement, notamment à cause de la crise économique», rappelle Gordana Igric, directrice régionale du Balkan Investigative Reporting Network, qui s’avoue «pessimiste» quant au futur du secteur dans la région.
Plusieurs raisons, donc, qui peuvent permettre à Al Jazeera Balkans –dont la rédaction est pluriethnique et les débuts ont été accueillis favorablement– d’occuper dans les prochaines années une place de média leader dans la région. Et de renforcer le fameux «soft power» qatari.
Une télévision «fédérale» sans le nom?
La tâche d’AJ Balkans –qui refuse pour le moment de dévoiler ses audiences– est en tout cas importante. Son objectif n’est rien moins que de reconstruire du lien social entre les ennemis d’hier. «Nous voulons qu’Al Jazeera Balkans devienne une véritable plateforme ouverte afin que les habitants de la région puissent débattre et dialoguer librement», plaidait en ce sens en novembre 2011 le cheikh Ahmed bin Jassim al-Thani, directeur général du réseau.
Pour y parvenir, Al Jazeera tente d’appliquer localement ce qui a fait son succès dans les pays arabes. Avec son lancement en 1996, grâce à une subvention de 150 millions de dollars de l’émir du Qatar, «les téléspectateurs se rendent progressivement compte que la chaîne leur fournit des informations qui ne passent pas sur les télévisions nationales, donne la parole à des acteurs politiques ou des commentateurs qu’on ne voit jamais ailleurs et qu’elle a un recours presque systématique “au direct” dans la transmission des messages et des images. La révolution Al Jazeera, c’est une information plus riche, un message pluraliste et moins de censure», rappelle Mohammed El Oifi, professeur à Science Po et spécialiste des médias arabes.
Mais la mission est pour autant ardue pour Al Jazeera Balkans car les écueils peuvent être nombreux.
Elle doit déjà montrer qu’elle n’est pas une télévision «musulmane» comme ont pu l’assimiler déjà certains Serbes et Croates. Il faut dire que le choix de Sarajevo pour y installer le siège régional de la chaîne qatarienne avait fait grincer des dents: les musulmans y constituent la plus importante minorité du pays et, détail parmi d’autres, les mosquées, financées ou rénovées par les pays du Golfe, se sont multipliées ces dernières années, selon plusieurs interlocuteurs. Il faut aussi éviter de favoriser le sentiment de «yougo-nostalgie». Enfin, diffuser une information intéressante et véritablement transnationale.
«L’enjeu pour nous est de produire une information qui intéresse toute la région et qui ne soit pas cantonnée au registre des chiens écrasés»,relève Goran Milić, en enchaînant les cigarettes à la cafétéria du studio.
Le choix de ce journaliste chevronné par Al Jazeera pour relever ce défi n’est en tout cas pas anodin. L’homme est certes polyglotte et dispose d’une vraie expérience internationale. Mais il est surtout celui qui a dirigé le dernier Yutel, l’ancienne télévision fédérale qui tenta d’éviter la dislocation de la Yougoslavie. Tout un symbole!
Une expérience qu’il tente aujourd’hui d’appliquer à cette nouvelle chaîne, même s’il n’aime guère la comparaison. Il s’autorise aujourd’hui dans sa couverture de l’actualité «beaucoup plus de nuances (…) même si certains sujets restent très sensibles dans la région comme la question du Kosovo», dit-il. L’objectif d’Al Jazeera est donc en quelque sorte de faire revivre l’ancienne télévision fédérale de Yougoslavie –sans le nom et la propagande de l’époque bien sûr– mais avec une grande indépendance journalistique, une couverture éditoriale riche et une pluralité d’opinions: un défi de taille, mais sans aucun doute la clé du succès.
En tout cas, le réseau qui s’apprête à lancer d’autres versions linguistiques de sa chaîne d’information dans les prochains mois en turc et swahili –et peut-être même en français, après une première entrée remarquée sur le marché hexagonal via ses chaînes sportives BeIN Sport I et BeIN Sport 2– exporte dans les Balkans ce «label du média transnational» comme le décrit Mohammed El Oifi.
Et l’arrivée de la chaîne a été aussi bien accueillie par les autorités.«Cela secoue l’industrie des médias et tire les concurrents par le haut, c’est positif», estime Amela Odobašić, directrice des affaires publiques de l’agence de régulation des communications.
Ce CSA local précise n’avoir jamais reçu la moindre réclamation sur la couverture éditoriale de la chaîne depuis son lancement. Un enthousiasme local et une neutralité qui tranchent avec la version arabophone d’Al Jazeera, actuellement sous le feu des critiques pour sa couverture du conflit syrien. Informations non vérifiées, biais en faveur des Frères musulmans, différence de traitement avec l’édition en langue anglaise... les reproches sont nombreux. Et affectent la belle image du groupe forgée lors du Printemps arabe.
Pour les Balkans, la question qui demeure est de savoir dans quelle mesure ce traitement «fédéral» de l’actualité a un avenir. «C’est un modèle qui va se développer et être imité», prédit la présentatrice du journal télévisé Mirjana Hrja. Et d’ajouter, souriante: «Mais comme Al Jazeera aura été précurseur, nous garderons toujours l’avantage.»
Pierre-Anthony Canovas
[1] Si l'on exclut BeINsport, la chaîne d'infos sportives (mais pas d'infos générales) en langue française. Retourner à l'article
.slate.fr
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