lundi 14 janvier 2013

Gaz de schiste : "Le gouvernement algérien a fait allégeance aux compagnies pétrolières" selon Dr Hocine Bensaâd (*)


Le projet d’exploitation de gaz de schiste a été décidé dans l’opacité. Aucun débat national n’a eu lieu jusqu’à présent, et le collège des experts et des spécialistes n’a pas été consulté. Dans cet entretien, Dr Hocine Bensaâd (*) traite des contours incitant le gouvernement algérien à exploiter cette énergie. Il y aura selon lui une menace sur la souveraineté nationale, tant sur le volet politique qu’économique, et une catastrophe écologique une fois l’exploitation lancée à grande échelle.
Hocine Bensaad, expert dans le secteur des hydrocarbures et consultant auprès du PNUD
Selon vous, quelles raisons poussent le gouvernement algérien à vouloir entreprendre l’exploitation de gaz de schiste ?
Hocine Bensaad, expert dans le secteur des hydrocarbures et consultant auprès du PNUD
Le gouvernement algérien fait ici la démonstration de son allégeance aux pressions exercées par les compagnies pétrolières et leurs lobbies locaux. Cette allégeance est une caution qui sera juridiquement suivie par une législation assez permissive sur les hydrocarbures pour garantir leur retour. Des contrats ont  déjà été signés avec trois d’entre elles : Eni SpA, Royal Dutch Shell Plc et Talisman Energy. Les négociations se poursuivent actuellement avec Exxon.
Quelles en seront les retombées politiques, économiques et écologiques de cette décision ?
Les retombées seront catastrophiques pour le pays déjà confronté au stress hydrique et à la sécheresse récurrente ! La pollution atmosphérique ira croissante suite aux fuites du gaz méthane, même après la cessation d’exploitation des forages.
Les nappes phréatiques et particulièrement la nappe albienne sur laquelle tablent les spécialistes de Sonatrach pour l’approvisionnement en eau pour l’exploitation du gaz de schiste seront irrémédiablement contaminées non seulement par des différents gaz à travers les fissures, les fractures, mais aussi par les différents produits chimiques hautement toxiques injectés à très haute pression dans les puits de forage.
Le sol sera irrémédiablement contaminé par les eaux résiduelles et les éléments radioactifs. Cette activité va contribuer à accentuer le réchauffement climatique aux conséquences économiques catastrophiques. Politiquement, ce choix va fragiliser le pays et remettre en cause sa souveraineté sur une partie de son territoire pour avoir plié juridiquement devant les exigences des multinationales. Il va susciter un mécontentement grandissant des populations locales pour avoir été spoliées d’une eau si nécessaire pour leur vie et qui aurait tant servi à développer une agriculture et une activité touristique au Sahara. Il risque de devenir une source de tension entre pays riverains due à l’exploitation intensive de la nappe albienne et de sa contamination.
Existe-t-il jusqu’à présent des aspects méconnus qui ont incité le gouvernement algérien à vouloir exploiter le gaz de schiste ?
L’année 2012 a vu se succéder de multiples visites de délégations étrangères, particulièrement américaines de haut rang, visites dont la fréquence n’a point été égalée de par le passé. Il faut garder à l’esprit que l’Algérie est le troisième fournisseur de gaz de l’Union européenne après la Russie et la Norvège. Elle ne le sera plus pour les USA qui vont devenir autosuffisants et les premiers producteurs mondiaux de gaz grâce à l’exploitation intensive du gaz de schiste, dépassant ainsi le géant russe Gazprom !
Il serait faux cependant de croire que la production américaine va être suffisante pour alimenter l’Europe pour diminuer sa dépendance par rapport au gaz russe ! L’Amérique devra d’abord faire face à la crise économique qu’elle traverse et relancer son économie pour demeurer la première économie mondiale. De ce fait, elle doit pouvoir satisfaire et répondre à la demande croissante en énergie, une énergie bon marché pour son économie et le bien-être de sa population ! Elle ne manquera pas de vouloir s’accaparer en alliance avec les monarchies arabes du marché asiatique où la demande est croissante et où le prix de vente du gaz est nettement supérieur au prix pratiqué en Europe ! Il faudra donc à l’Europe trouver un fournisseur potentiel d’un produit bon marché pouvant concurrencer de par sa proximité géographique le géant Gazprom et casser ainsi toute velléité de constitution d’un cartel du gaz.
Connaissant l’aspect rentier de l’économie algérienne entièrement dépendante de l’exportation des hydrocarbures, l’existence d’une couche sociale prédatrice, plus préoccupée par ses intérêts que par ceux du pays, du niveau de corruption qui gangrène toute la société algérienne, de l’impunité dont jouissent tant de responsables de haut rang, il n’est pas étonnant que les multinationales et leurs lobbies locaux parviennent, dans l’opacité la plus totale, à faire aboutir ce projet. Par ailleurs, compte tenu des prévisions concernant le «changement climatique», l’eau va devenir plus que jamais une ressource précieuse pour toute vie et activité humaine. Elle est notamment indispensable en très grosses quantités pour les activités industrielles, singulièrement pour le traitement de minerais telles que les terres rares dont serait pourvue l’Algérie, terres que convoitent tous les pays hautement industrialisés, tout comme l’uranium dans le Tassili et bien d’autres minéraux.
La pollution du Sahara est la dernière préoccupation tant des décideurs algériens que des futurs détenteurs de concessions ! Avec l’augmentation démographique et le changement climatique, sa raréfaction se fera croissante. Elle acquiert alors une valeur stratégique comparable à celle des hydrocarbures et devient ainsi un produit à valeur marchande de plus en plus croissante. Elle est par conséquent une source potentielle de conflits et de diktats pour celui qui en est propriétaire !
Quels sont les paramètres du marché mondial à prendre en compte pour bien comprendre ce dossier ?
Les russes comme les qataris sont des concurrents potentiels en matière d’hydrocarbures. Ce n’est point une nouveauté. Il faut partir du principe qu’en politique comme en business, "il n’y a pas d’amis, il n’y a que des intérêts". Entre une économie algérienne basée sur la rente pétrolière, le népotisme, la prédation, la corruption et le mépris des compétences et une économie qatarie diversifiée par des investissements massifs à travers le monde grâce aux fonds souverains, il est facile de comprendre la vulnérabilité et la fragilité de l’Algérie qui se contente de placer ses réserves de change pour plus de 86% à un taux d’intérêt presque nul pour ne pas dire en pure perte. Quant à la Russie, en plus de ses immenses richesses naturelles et ses réserves financières, elle dispose d’une puissante ressource humaine hautement qualifiée et d’une dynamique industrielle que, malheureusement, les algériens ont tendance à vouloir ignorer.
L’exploitation du gaz de schiste semble devenir un créneau dans des pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Y a-t-il une lecture géostratégique à mettre en évidence ?
Le projet du Grand Moyen-Orient ou MENA n’a point été remis en question. Bien au contraire. Pour ce faire, il y a lieu de parvenir à la désintégration du monde arabo-musulman et assurer la pérennité et la domination de l’Etat d’Israël. Il se concrétise d’ailleurs par la destruction de l’Irak et l’appropriation de son pétrole, la partition du Soudan entre Soudan du Sud chrétien riche en hydrocarbures et le Soudan du nord musulman, les changements violents et l’instabilité des régimes en Libye, en Egypte et en Tunisie, la guerre civile en Syrie caractérisée par la destruction délibérée de tous ses vestiges historiques comme en Irak, et la domination pour les décennies à venir de tout le bassin méditerranéen et de tout cet espace allant de l’Atlantique aux frontières chinoises ! Toute velléité de solidarité, semblable à celle de l’année 1973, est ainsi entièrement écartée. L’Algérie dans cet ensemble paraît être un pays «stable», stabilité recherchée par les investisseurs. La rente pétrolière peut alors l’«acheter» grâce à l’octroi de licences de longue durée et de grandes concessions de territoires pour l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste fondée sur une juridiction et une taxation qui ne lèsent point les intérêts des  multinationales. En contrepartie, une protection du régime serait assurée ! Jusqu’à quand ?
Pourquoi, selon vous, le Premier ministre Abdelmalek Sellal déclare en premier lieu que le gaz de schiste sera exploité dans 10 ans, puis deux semaines plus tard il affirme que ce sera exploité à l’horizon 2040 ?
Je doute que le Premier ministre ait été sincère quand il affirmait une chose devant l’APN et une autre devant le patronat et le syndicat. Aucun d’entre eux ne s’est d’ailleurs prononcé sur un projet qui ressemble beaucoup plus à une abdication face aux multinationales qu’à une décision souveraine mûrement réfléchie. Il peut paraître pour le moins surprenant que le nouveau Premier ministre tienne un jour un langage devant l’APN en confirmant la décision du gouvernement d’aller vers l’exploitation du gaz de schiste, puis un autre devant le syndicat et le patronat.
En fait, il n’y a absolument aucune contradiction dans ce comportement ! Malgré l’appel à la rescousse des bans et arrière-bans des ex-responsables «pétroliers» pour faire le plaidoyer d’une telle décision, le gouvernement a tout simplement été pris au dépourvu par l’ampleur de la critique par des hommes de science nationaux à laquelle il ne s’attendait point, ainsi qu’à l’opposition de l’opinion publique qu’on croyait indifférente et inculte, alors qu’elle est à l’écoute de tout ce que représentent les dangers, risques et conséquences de l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste que les médias nationaux et étrangers ont largement  couvert.
Le Premier ministre n’a pas fait mieux que de démontrer encore une fois l’usage de la duplicité et de la roublardise pour tenter «d’anesthésier» l’opinion publique en annonçant l’exploitation vers  «l’horizon 2040», alors que la décision était déjà prise au plus haut niveau de l’Etat ! Il suffit de se référer aux déclarations du ministre de l’Energie à Houston en 2011 ainsi que celles du PDG de Sonatrach à Kuala Lampur et à Paris en 2012 pour s’en convaincre ! Il suffit d’examiner le projet d’amendement de la loi de 2005 sur les hydrocarbures déposé devant l’APN, loi considérée comme «obsolète» et proposant aux investisseurs des licences d’exploration allant jusqu’à 11 ans et des licences d’exploitation de 40 ans pour le gaz de schiste et 30 pour le pétrole de schiste pour acquérir la certitude que le processus a été effectivement enclenché ! Il suffit de faire la comptabilité du nombre de visiteurs de haut rang qui se sont succédé et reçus au Palais El Mouradia en 2012 pour comprendre le niveau de pression exercé sur l’Algérie, seul «pays stable» dans cet ensemble qu’est le MENA !
Donc, selon vous, le gaz de schiste sera exploité prochainement ?
Les premiers travaux d’exploration du gaz de schiste ont débuté depuis fort longtemps avec ENI et Total en consultation avec des multinationales particulièrement nord-américaines. Des négociations ont déjà abouti avec EniSpA, Royal Dutch Shell Plc, et Talisman Energy. Celles-ci n’attendent que l’adoption de la loi sur les hydrocarbures promise pour la fin de l’année 2012 pour débuter leur exploration. D’autres négociations se déroulent actuellement avec Exxon Mobil. Et ce n’est pas par hasard qu’une conférence internationale se soit tenue à cet effet à Oran en février 2012, où il était clairement souligné dans la présentation de Sonatrach la grande disponibilité de l’eau dans la nappe albienne, ainsi qu’une conférence à Alger en novembre où s’est particulièrement illustré un ex-ministre devenu détenteur d’une société conseil en Suisse (Noredine Aït Laoussine, président du cabinet de consulting Nalcosa, ndlr) pour flatter l’égo algérien en affirmant qu’il "peut reproduire le succès américain dans l’exploitation du gaz de schiste" !
N’est-il pas étonnant, par ailleurs, que soit simultanément organisé le même jour par Halliburton un workshop sur "le développement du gaz de schiste en Algérie" ? C’est tout dire !
Mehdi Bsikri/El Watan
(*) Hocine Bensaâd. Expert dans le secteur des hydrocarbures et consultant auprès du PNUD

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