Mohamed Chafik Mesbah, officier supérieur de l’ANP en retraite, politologue et analyste en relations internationales et questions stratégiques, répond à nos questions sur la situation actuelle au Nord‑Mali.
L’option militaire ouverte par la France vous semble‑t‑elle une réponse appropriée à la crise actuelle au Nord‑Mali ?
Il est difficile d’apporter une réponse formelle à cette question. Il était clair, dès le départ, que le phénomène du terrorisme apparu au Mali, en particulier et au Sahel en général, ne pouvait être résolu par une seule des solutions ouvertes. Il fallait prospecter, sans doute, la voie du dialogue politique afin d’élargir le consensus national interne contre le terrorisme et isoler les groupes radicaux recourant, précisément, à la violence. Il aurait été puéril, toutefois, de croire que ces groupes terroristes allaient se résigner, passivement, à un renversement, en leur défaveur, de l’équilibre des forces. La solution militaire était, en perspective, incontournable.
Ce qu’il y a de discordant, par rapport à ce schéma initial, c’est que la France a pris, brusquement, l’initiative de s’engager, seule, pour répondre à une situation d’urgence caractérisée par le risque de contrôle de tout le territoire malien par les groupes terroristes présents au Nord‑Mali. Dans le scénario initial, c’était une démarche classique avec un mandat international de l’Organisation des Nations unies pour couvrir la mise en œuvre de moyens militaires. Dans le cas présent, c’est la France, au passé colonial peu reluisant, qui intervient seule avec une complicité contre nature de l’Algérie laquelle risque de dilapider tout son prestige diplomatique accumulé depuis la guerre de libération nationale. Pour légitimer cette intervention française, il est fait état d’une demande expresse formulée par le gouvernement malien. Franchement, le Mali, État défaillant, disposerait, donc, d’un gouvernement légitime – vraiment légitime – en mesure de formuler une telle demande…
L’Algérie se range derrière l’intervention militaire française au Nord‑Mali après avoir prôné la solution du dialogue. Peut‑on parler de revirement dans la position algérienne ?
Au niveau des instances intermédiaires dans les appareils diplomatique, militaire et sécuritaire algériens, l’évolution des évènements peut avoir été perçue comme un revirement. La bonne foi des cadres impliqués dans ces appareils n’est pas en cause. C’est au niveau politique supérieur de l’État que l’interrogation est permise. Avec la masse d’échanges intervenus entre l’Algérie et les parties internationales concernées par la crise au Nord‑Mali, l’hypothèse de l’intervention militaire était, de toute évidence, incluse dès le départ parmi la panoplie des solutions ouvertes. Dans une large mesure, les cadres algériens diplomates, militaires ou officiers de renseignement ont été dupés puisque tous leurs efforts ont été focalisés, délibérément, sur le volet politique de la crise.
Au moment précis où se discutait, probablement, l’accord implicite entre l’Algérie et la France sur l’intervention militaire française au Mali avec l’utilisation de l’espace aérien algérien par les aéronefs militaires de l’armée française ! Ce que vous considérez être un revirement, ce pourrait être une adaptation graduelle de la doctrine diplomatique algérienne et de la politique de défense de l’Algérie aux exigences du nouveau contexte stratégique dans la région maghrébine et la zone sahélienne, voire l’espace méditerranéen. Ce n’est pas ce type d’évolution – de dimension, éminemment stratégique – qui peut échapper à l’attention vigilante du président Abdelaziz Bouteflika, rompu à tous les secrets du fonctionnement du système de relations internationales.
L’Algérie, sous l’œil scrutateur des puissances occidentales, est en train de prendre pied dans un système de sécurité régionale où elle risque malheureusement de s’enferrer avec, subséquemment, une incapacité à exercer sa souveraineté nationale. Ce qui se déroule au Nord‑Mali résulte, directement, de cette volonté d’intégrer l’Algérie, de force au besoin, dans un mécanisme dont elle ne pourra plus se libérer.
Comment expliquer l’étrange carence qui frappe la communication institutionnelle algérienne puisque pas un seul officiel algérien éminent ne s’est encore exprimé sur ce revirement de position ?
Il existe une corrélation directe entre la position algérienne vis-à-vis de la crise au Nord‑Mali et l’état de déliquescence du système de gouvernance en Algérie. C’est un secret de polichinelle ; la décision diplomatique en Algérie relève de la seule volonté du président de la République. Comme chacun le sait, le ministre des Affaires étrangères assure une fonction de fondé de pouvoir. Il est obligé d’en référer au président de la République pour toute décision diplomatique. Sa marge de manœuvre est inexistante et il ne peut entreprendre d’initiative, une réflexion anticipatrice sur le cours stratégique des évènements. Ce qui est valable pour le ministre des Affaires étrangères l’est, à plus forte raison, pour les autres hauts responsables de l’État qui s’interdisent d’interférer sur ce domaine réservé – vraiment réservé – du chef de l’État. Ils ne peuvent, à fortiori, communiquer sur ce registre. Nous voilà loin de la crise au Nord‑Mali. La véritable crise, c’est celle du système de gouvernance en Algérie !
Quel impact concret faut‑il attendre de la fermeture, par l’Algérie, de ses frontières avec le Mali ?
Un impact réduit. Pour tout dire, la frontière restera poreuse. Sachez que la frontière entre l’Algérie et le Mali s’étend sur 1 376 km. Pour mémoire, elle se prolonge sur 956 km avec la frontière qui sépare l’Algérie du Niger. Au surplus, la zone du Sahel, une bande homogène, en termes de population et de géographie, représente un État potentiel difficilement contrôlable. Il est quasiment impossible de fermer la frontière algérienne avec le Mali. Ce n’est sûrement pas un nouveau "mur de Berlin". Les populations autochtones sont habituées à ignorer les tracés frontaliers et les groupes terroristes ont vite tiré les enseignements de ce relief particulier en s’y adaptant. Vous n’imaginez sans doute pas que l’Algérie pourrait déployer un soldat tous les mètres pour rendre la frontière étanche, ni les États occidentaux mettre en action suffisamment de drones pour contrôler chaque arpent de ce théâtre d’opérations potentiel.
À titre indicatif, il faut retenir que le déploiement des Groupements de gardes‑frontières relevant de la Gendarmerie nationale n’a jamais pu assurer une neutralisation des activités de contrebande, source de revenus principale pour les populations locales. Les moyens de transport mobiles dont disposent les groupes terroristes et leur connaissance parfaite du relief dont ils se sont assuré rendent dérisoire la fermeture de la frontière avec le Mali. Observez, pour la circonstance, ce qui se déroule à In Amenas. C’est une véritable bérézina. Malheureusement, une bérézina qui met en cause même le dispositif militaire et sécuritaire dans le pays.
Mais, à ce propos, l’attaque terroriste contre la base pétrolière d’In Amenas vous paraît‑elle cibler davantage l’Algérie ou la France et ses alliés occidentaux ?
Les deux simultanément. Il est clair que la France et ses alliés occidentaux sont désormais ciblés par la nébuleuse des groupes terroristes implantés dans la zone. L’Algérie également, qui a ouvert son espace aérien aux avions militaires français, s’expose à des représailles. Ce qui peut étonner dans cet épisode malheureux, c’est la facilité déconcertante avec laquelle l’attaque terroriste a pu se produire contre une installation sensible dans une région non moins sensible. Les dispositions appropriées pour protéger ces sites ont-elles été, oui ou non, prises ? Le résultat qui laisse perplexe devrait inciter les pouvoirs publics à réexaminer le dispositif sécuritaire mis en place dans le Grand Sud algérien. In Amenas ? C’est le signe précurseur de l’embrasement qui risque de toucher tout le Sahel, y compris le territoire algérien qui est son prolongement stratégique.
Est-il dès lors possible d’affirmer que l’Algérie a échoué dans sa démarche visant à imposer une solution politique à la crise au Mali ?
Probablement. Les puissances occidentales ont laissé croire, formellement, qu’elles appuyaient la démarche algérienne prônant le dialogue. Dans les faits, ces puissances occidentales ont toujours été à pied d’œuvre, planifiant l’intervention militaire projetée. Naïfs ou désinvoltes, les responsables algériens ont cru pouvoir jouer sur l’antagonisme France-États‑Unis d’Amérique. Souvent, ils se concertent avec leurs homologues russes ou chinois en considérant que le monde en est encore à la division entre blocs socialiste et capitaliste. L’Algérie n’a pas échoué seulement dans sa démarche spécifique vis-à-vis de la crise du Mali. La diplomatie algérienne est, globalement, en crise chronique avec perte d’efficacité majeure dans toutes ses actions.
Sur le théâtre des opérations, proprement dit, comment pourrait évoluer, concrètement, la situation ?
La situation risque d’évoluer, probablement, vers l’enlisement puis l’embrasement. Il est invraisemblable qu’une intervention militaire classique puisse venir à bout d’une guérilla. Le dispositif militaire doit venir en appoint à deux actions essentielles. Premièrement, une action de rapprochement avec les populations locales de manière à susciter une forme de proximité qui pénalise les groupes terroristes en les isolant. Ces groupes terroristes doivent être contraints d’évoluer en terrain hostile. Pas seulement du fait du dispositif militaire sus-évoqué, mais du fait du rejet des populations autochtones. Deuxième action, l’impulsion du développement économique et social dans l’Azawad, en général, avec la mise en œuvre d’un vrai mini‑plan Marshall. Comme vous pouvez le constater, nous sommes loin du compte.
Au regard du nouveau contexte au Nord‑Mali, une intervention de l’armée algérienne devient‑elle une option ouverte ?
Au contraire, cette option parait invraisemblable. Le président Abdelaziz Bouteflika ne semble pas avoir pu susciter l’adhésion de l’institution militaire à une démarche qui ne semble pas, encore, consensuelle. Cette forme d’acceptation du fait accompli par l’institution militaire pourrait avoir des limites. Il n’est pas dans la tradition de l’armée algérienne d’intervenir dans des théâtres d’opérations extérieurs. La Constitution le lui interdit mais, également, l’état d’esprit hérité de la Guerre de libération nationale. Pousser l’armée algérienne à s’impliquer dans ce théâtre d’opérations, c’est courir le risque de provoquer une insubordination des chefs militaires. Il est difficile d’imaginer que le président Abdelaziz Bouteflika puisse aller à cet extrême.
En contrepartie de la position algérienne conciliante vis‑à‑vis de la France au Nord‑Mali, que pourrait tirer comme bénéfice l’Algérie, ou à défaut le président Abdelaziz Bouteflika ?
Les observateurs ont pu remarquer, lors de sa dernière visite à Alger, le ton laudateur du président François Hollande vis-à-vis de son homologue algérien. Inversement, le président Abdelaziz Bouteflika s’est gardé de toute intervention publique durant cette même visite, prenant bien soin de ne point évoquer la revendication sensible de la repentance. D’un côté, nous avons un président français en bute à une perte de notoriété au sein de l’opinion publique dans son pays où les lobbies économiques français manifestent une soif avide en vue d’accaparer le marché algérien. De l’autre, nous avons un régime algérien en crise qui garantit sa pérennité par la distribution inconsidérée de la rente pétrolière et le soutien, ostentatoire, des puissances occidentales. Le président français voulant rétablir sa cote de popularité et mieux asseoir sa présidence a tout intérêt à conclure l’accord qu’il faut – implicite, au besoin – avec son homologue algérien lequel, de son côté, a pour souci primordial de se maintenir dans ses fonctions en se préparant à l'échéance du scrutin présidentiel de 2014 dont il veut faire un couronnement pour sa carrière.
Finalement, comment expliquez‑vous cet échec patenté de la diplomatie algérienne ?
En premier lieu, il faut, absolument, distinguer entre l’échec de la diplomatie algérienne et la manière de servir des diplomates algériens, leur motivation, leur compétence et leur expérience. Ce ne sont pas eux qui sont en cause. Certains sont même brillants. Ce sont l’appareil diplomatique avec son mode de fonctionnement et les fondements doctrinaux de la diplomatie algérienne qui sont en cause. Ce n’est pas le lieu de s’étaler sur cette crise majeure de la diplomatie algérienne. Contentons‑nous d’en consigner trois aspects majeurs :
- absence d’anticipation stratégique. Ni à l’intérieur de l’appareil diplomatique, ni en concertation avec les institutions publiques concernées par la politique étrangère, encore moins avec les universités ou centres de recherche académique, il n’existe pas d’activités liées à la connaissance prospective des évènements de politique étrangère ;
- absence de consensus national autour des objectifs de la politique étrangère de l’Algérie. Le Chef de l’État qui monopolise entre ses mains toutes les décisions diplomatiques se sert de son ministre des Affaires étrangères comme d’un assistant administratif. Les chefs des institutions publiques concernées par la politique étrangère de l’Algérie ne sont pas plus associés à la prise de décision diplomatique. Les personnalités et partis politiques autant que les organisations évoluant dans le monde syndical ne sont guère consultés à propos des orientations ou des décisions de politique étrangère de l’Algérie ;
- absence de réactivité de l’appareil diplomatique algérien. La nature, purement bureaucratique, du processus de prise de décision avec un autoritarisme qui frise la dérision, du bas vers le haut de la hiérarchie, il n’existe aucune marge de manœuvre pour les diplomates algériens aussi performants qu’ils puissent être. Leur audace potentielle est bridée par un carcan administratif implacable qui renvoie au régime totalitaire de la période stalinienne.
Ancien officier supérieur de l’ANP ayant eu à connaître la doctrine de défense de l’Algérie, pensez‑vous vraiment qu’il existe une alternative à l’alignement stratégique sur le camp occidental ?
Vous m’interpellez en qualité d’ancien officier supérieur de l’ANP ? Vous m’autorisez, en somme, à me défaire de mon statut académique ? Soit. J’ai été imprégné, durant toute ma carrière militaire, d’un sentiment patriotique qui reste imputrescible dans mon cœur. Je ne suis pas stupide, toutefois, au point d’imaginer que l’Algérie puisse continuer de se parer du seul manteau protecteur russe. Je ne suis pas niais au point de considérer que les slogans éculés du non-alignement sont toujours de mise. Désormais, Il n’existe plus d’alternative au dialogue stratégique avec l’Occident. Au titre de cette problématique, je nourris d’autres ambitions pour l’Algérie que celle d’être un pays sous‑traitant – un État auxiliaire – au service d’intérêts néo-colonialistes ou impérialistes, selon le cas.
Pour résoudre l’équation ainsi posée, l’alternative positive existe. Il faut réformer le système de gouvernance actuel qui se caractérise notamment par le choix de responsables disposant de pouvoirs exorbitants mais agissant hors tout contrôle populaire. Il nous faut une régénération du système politique car il faut aimer passionnément sa patrie pour pouvoir bien la servir. Tant mieux si d’aucuns pensent comme moi.
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