Episode 2 :
Ce coup de grâce, c’est Ben Bella qui le lui offrira sur un plateau d’argent. Dans le courant de ce mois de mai, le président convoque Abdelaziz Bouteflika à la villa Joly (siège du Bureau politique FLN et résidence de Ben Bella).
Passé les salutations d’usage, Ben Bella se fait menaçant. Il attaque Bouteflika de front : « Cette situation ne peut plus durer, lui dit-il. Je crois que dans l’intérêt du pays, de nos rapports personnels et l’avenir de la nation, tu ferais bien de démissionner. Dans tous les cas, je te demande de réfléchir à tout cela. Mais je te demande de ne consulter personne au sujet de cette conversation. »
L’entretien entre le président et son ministre ne débouche sur aucun compromis. Ben Bella n’exige pas une démission dans l’immédiat et Bouteflika demande un temps de réflexion.
Bouteflika chez Cherif Belkacem
Lorsqu’il quitte la Villa Joly, Bouteflika se rend au siège du ministère des Affaires sociales, le département dirigé par son ami Cherif Belkacem.
Ce dernier raconte à l’auteur de ces lignes la scène. Bouteflika entre dans le bureau, le visage pâle, les traits tirés. Il lui annonce la nouvelle : le président a exigé son départ. Belkacem veut davantage de détails. « Qu’est ce qu’il t’a dit exactement ? », demande-t-il. Son départ, rien que cela, répond Bouteflika.
Les deux ministres conversent jusqu’à une heure tardive de la nuit. Avant de se quitter, Cherif Belkacem se veut rassurant : « Rentre chez toi et reste tranquille », ordonne-t-il à Bouteflika.
Boumediene écourte sa visite au Caire
Au même moment, Houari Boumediene est au Caire où il doit participer à la réunion des chefs de gouvernement arabes. Bouteflika et Cherif Belkacem arrivent à entrer en contact avec lui pour l’informer de la nouvelle.
Boumediene est contrarié. Très. Pour autant, il demande à ses deux amis de ne rien tenter. Ne rien faire et attendre son retour. « Ne faites rien. Restez tranquilles. J’arrive », dit-il.
Aussitôt dit au téléphone, presque aussitôt fait. Boumediene décide d’écourter d’une journée son séjour dans la capitale égyptienne. Il y a urgence ailleurs que de rester au Caire.
Dès son arrivée à Alger, il se réunit avec ses proches collaborateurs et ses fidèles amis. Puisque Ben Bella veut les évincer l’un après l’autre du pouvoir, il faudra donc se résoudre à l’évincer. Le chasser avant qu’il ne réussisse à les chasser tous. Selon le témoignage de Cherif Belkacem (entretien avec l’auteur en novembre 2002), le coup d’Etat contre Ahmed Ben Bella s’est réellement décidé au retour de Boumediene du Caire.
Ben Bella ne se doute de rien
Durant les deux premières semaines de ce mois de juin 1965, le complot prend forme. Par petites touches. Jour et nuit, Boumediene et ses caporaux discutent, dissertent, palabrent, jaugent les pour et les contre. Ils planifient des stratégies, se consultent et consultent. Le tout dans la plus grande discrétion.
Ahmed Ben Bella se doute-t-il de quelque chose ?
Des rumeurs, des bruits de bottes lui parviennent aux oreilles, mais il botte en touche. Mohamed Labjaoui raconte dans son livre (Vérités sur la révolution algérienne, Gallimard, 1970) que la veille du départ de Ben Bella à Oran, un ami du président informe celui-ci de l’imminence d’un putsch contre lui.
« Prend tes devants »
« Prend tes devants. Boumediene et sa clique ont compris qu’ils sont éliminés de l’armée. Ils sont décidés à agir », affirme le mystérieux ami. Ben Bella dégage la recommandation d’une talonnade. Personne n’oserait le toucher. Qui oserait ? Ben Bella éconduit son ami en ces termes : « Ce ne sont pas des marionnettes comme ça qui sont capables de faire un coup d’Etat. »
Ahmed Ben Bella aurait dû écouter ce confident et ceux qui le préviennent du danger. Car le ministre de la Défense réussira à rallier les principaux commandants des régions militaires. Fidèles à l’état-major de l’armée, ces colonels acceptent de marcher dans le coup.
Plusieurs ministres du gouvernement le sont aussi. Une question, la plus importante, demeure tout de même : quand et comment procéder au coup d’Etat contre Ahmed Ben Bella ?
Le putsch se prépare
Lors de ces nombreuses réunions et conclaves secrets servant à préparer la destitution, Bouteflika soulève une problématique. L’Algérie s’apprête à accueillir fin juin, la grande réunion afro-asiatique.
Si elle se tenait avec Ben Bella comme président, il deviendrait extrêmement périlleux de tenter un coup de force contre un chef d’Etat auréolé d’une nouvelle et grande légitimité.
Du coup, les putschistes auraient toutes les peines du monde à rallier l’opinion internationale à leur faveur, quelques que soient leurs arguments.
Si Ben Bella venait à être destitué avec la tenue de cette conférence, le putsch porterait un coup fatal à l’image de l’Algérie et surtout à ses auteurs, qui en seraient inévitablement éclaboussés.
Qui prendrait le risque de reconnaître un gouvernement qui déposerait son président à la veille d’une grande réunion internationale ?
Comment faire alors ? Les palabres durent des heures, des jours.
Renverser Ben Bella avant la conférence afro-asiatique
Bouteflika parvient à faire admettre à ses interlocuteurs la nécessité de privilégier la première option : renverser Ben Bella avant la conférence. A charge pour lui et les autres de convaincre les ambassadeurs accrédités à Alger ainsi que les grands de ce monde du bien-fondé du putsch. Reste alors à déterminer le lieu et la date.
Une personne suggère la date du vendredi 18 juin à Oran. Pourquoi ? Ben Bella s’y rendra pour assister au match qui opposera l’équipe algérienne de football à celle du Brésil, le Brésil du grand Pelé. « On pourra l’arrêter à la fin du match, au sortir du stade », propose cette personne.
Encore une fois, Bouteflika dont on ne louera jamais assez le sens du complot intervient pour prévenir du danger d’une telle option. Il fait remarquer à Boumediene et à ses amis de conjurations que non seulement une telle opération comporterait de grands dangers sur la sécurité des biens et des personnes présentes, mais elle serait assimilée par l’opinion algérienne et internationale à un rapt.
Enlever le président avant la match Algérie- Brésil
Enlever et destituer Ben Bella à la fin d’un match contre le Brésil, quelle idée ! Ce serait d’une telle catastrophe pour les conjurés…
Tous les efforts que pourraient entreprendre par la suite les nouveaux dirigeants pour obtenir le soutien des Algériens et des étrangers seraient vains. Les comploteurs se rangent alors derrière l’idée de Bouteflika. Ahmed Ben Bella ne sera pas kidnappé lors du match Algérie- Brésil.
Le putsch interviendra plus tard. Il faut laisser le président savourer ce dernier plaisir d’homme libre. Ne rien faire qui puisse éveiller ses soupçons.
Vendredi 18 juin. La journée s’annonce radieuse pour le président. La veille, il effectuait une tournée triomphale dans l’Ouest du pays, sa région natale. Partout, les gens l’ont acclamé avec chants et youyous, au grand bonheur de cet homme qui adore particulièrement ses bains de foules. Grisant.
Ben Bella affectionne ces moments de liesse populaires qui lui font croire qu’il reste un président incontournable, invincible, investi d’une mission presque messianique. Ahmed Ben Bella, président bien aimé…
Les grands projets de Ben Bella
Dans l’avion présidentiel, il ne cache pas son enthousiasme devant l’envoyé spécial de l’hebdomadaire Jeune Afrique. Ahmed Ben Bella déborde d’énergie, d’optimisme. Il a des grands projets pour l’Algérie. De plus, le pays s’apprête à accueillir les chefs d’Etats de l’Afrique et de l’Asie pour la grande conférence « afro-asiatique ». Un événement qui ferait de lui la grande star qui rayonnerait sur l’Afrique, sur l’Asie. Dans le monde.
De quoi donner des ailes à Ben Bella. « Je vais libérer 700 prisonniers politiques et après la conférence afro-asiatique, un peu plus tard, je libérerai Ait Ahmed », dit-il au journaliste de Jeune Afrique.
Hocine Ait Ahmed, le chef du FFS (Front des forces socialistes).
Héros de la révolution, ex-compagnon dans l’organisation spéciale (OS), détenu au château d’Aulnoy, en France, avec Ben Bella, Boudiaf, Khider, Lacheraf, Hocine Ait Ahmed est ce chef kabyle qui a lancé en 1963 une insurrection armée en Kabylie pour s’opposer à la dictature du parti unique imposée par le président Ben Bella.
Libérer Hocine Ait Ahmed
Une guerre civile qui a fait des centaines de morts. Ce conflit fratricide, dont il est le principal responsable, Ben Bella veut maintenant y mettre fin en signant un armistice avec le chef des rebelles kabyles, arrêté en octobre 1964, puis condamné à mort pour sédition.
Libérer Ait Ahmed après l’avoir combattu, emprisonné et condamné, Ben Bella est persuadé que cette décision n’aura pas l’aval des militaires.
il fait part de son inquiétude au journaliste de Jeune Afrique: « Au bureau politique, sur ce point, ils sont tous contre moi, dit-il. Mais je tiendrai bon. L’Algérie a assez souffert. Il a y eu assez de sang. La répression est toujours un engrenage difficile à stopper. Maintenant, nous devons tous travailler, tous ensemble…Je crois que c’est une position juste, mais si mes frères du Bureau politique ne sont pas d’accord sur ce point, je suis prêt à me retirer et redevenir un militant de base… »
>> Lire également :
Enquête : Dans les coulisses du coup d’Etat qui a renversé Ahmed Ben Bella en 1965 (Episode1)
Lire l'article original : Enquête : Quand Ben Bella qualifie ses futurs putschistes de «marionnettes» (Episode 2) | DNA - Dernières nouvelles d'Algérie
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