mardi 17 avril 2012

Algérie-Boumediene : « Il ne nous faudra pas plus de deux heures pour renverser Ben Bella » (Episode3)

Samedi 19 juin 1965, Ahmed Ben Bella, premier président de l’Algérie indépendante, est renversé par un coup d’Etat organisé et fomenté par son ministre de la Défense Houari Boumediene, aidé par une poignée de conjurés dont Abdelaziz Bouteflika, ministre des Affaires étrangères. DNA raconte dans cette longue enquête les coulisses du complot qui a renversé Ahmed Ben Bella, décédé le 11 avril 2012, à l’âge de 95 ans.

Episode 3
Ahmed Ben Bella se refuse-t-il à engager un bras de fer avec ses détracteurs ? Est-il prêt à quitter son poste et laisser le pouvoir entre leurs mains ? C’est sans compter sur la détermination de ce président arrivé au pouvoir trois années plus tôt sur les chars de l’armée des frontières.
Il s’y accrochera, comme il s'y est accroché pendant ces trois pénibles années qui ont suivi l’indépendance de juillet 1962.

Et ses ennemis connaissent trop bien l’obsession de Ben Bella pour le fauteuil pour le laisser agir à sa guise. Ils le connaissent bien, trop bien, pour lui avoir ouvert avec les baïonnettes, aux prix de milliers de morts, les portes du Palais présidentiel.
Ben Bella à Oran pour voir Pelé
Une terrible partie de poker menteur va donc se jouer entre lui et ses opposants. Curieusement, les principaux ennemis de Ben Bella ne font pas partie de ce voyage qu’il effectue dans les régions de l’Ouest. Le ministre de la Défense Houari Boumediene, le chef de la diplomatie Abdelaziz Bouteflika et Chérif Belkacem restent à Alger. Eux préparent la grande conjuration.
Jeudi 17 juin est un grand jour pour le pays. Dans le stade d’Oran, devant 60 000 spectateurs, l’équipe algérienne de football rencontre la mythique sélection du Brésil. Pelé, le roi, sera sur le terrain.
Pour rien au monde, Ahmed Ben Bella, amateur de foot et ancien joueur de l’Olympique de Marseille, ne saurait rater un tel match. Il en parle avec excitation depuis des jours.
Le président est dans les tribunes. Il exulte. Malgré la défaite - le Brésil bat l’Algérie par trois bus à deux-, il quitte le stade ravi comme un enfant. Le lendemain, vendredi 18 juin, il est de retour à Alger.
Dans l'avion, il parle de sa mère
Dans l’avion qui le ramène vers la capitale, il s’épanche volontiers. Ben Bella évoque son passé de militant du FLN et s’autorise à des confessions intimes. Il parle de sa mère, une vieille femme qu’il vénère. « Ma mère est une femme formidable, dit-il au reporter de Jeune Afrique qui l’accompagne. Très courageuse. Je lui ai causé beaucoup de soucis et je lui en causerai encore. Mais, elle est très forte. Seulement nos rapports sont très discrets. Il y a entre nous une sorte de grande pudeur. C’est une femme très bien…»
Propos prémonitoires ?
Lorsque le président fend l’armure devant le journaliste, il est loin de se douter qu’il ne reverra pas sa mère pendant de très longues années. De longues années qu’il passera en détention dans un lieu secret.
Un dernier thé au Palais du Peuple
Vendredi 18 juin. Arrivé à Alger, le président est attendu par un comité d’accueil formé de ministres et de hauts gradés de l’armée. Une réception est prévue au Palais du Peuple. Décontracté, souriant, Ben Bella reçoit les hommages du gouvernement autour d’un thé.
Parmi l’assistance, on remarquera la présence de Abdelaziz Bouteflika. Lui est là pour marquer le coup, pour faire semblant. Sauver les apparences. Et pour cause, lui et une poignée d’autres hommes savent que la comédie prendra fin dans quelques heures. Bouteflika sait que Ben Bella profite de ses ultimes instants de président de la république algérienne.
Au moment où Abdelaziz Bouteflika serre la main d’Ahmed Ben Bella en cet après-midi du 18 juin 1965, il sait pertinemment que le sort de ce dernier est définitivement scellé Le compte à rebours peut commencer.
La dernière poignée de main de Bouteflika
Etrange spectacle que de voir Bouteflika dans ce Palais du Peuple saluant Ahmed Ben Bella alors qu’il sait qu’il vit ses derniers instants d’homme libre, de président.
La réception terminée, le président regagne la villa Joly, sa résidence, où il doit recevoir des journalistes de l’hebdomadaire français Paris-Match venus effecteur un reportage.
Il se prête au jeu des questions -réponses. Les discussions durent presque trois heures. Le photographe du journal désire prendre des photos de Ben Bella. Celui-ci accepte volontiers tant et si bien qu’il proposera aux journalistes de le suivre au Club des Pins, une station balnéaire sur le littoral ouest d’Alger, qui doit accueillir dans quelques jours les hôtes de l’Algérie pour la conférence afro-asiatique.
Les dernières photos de Ben Bella dans Paris Match
Ben Bella tient tant à la réussite ce grand rendez-vous qui verra la présence à Alger, la capitale de la jeune Algérie indépendante, de leaders du tiers-monde, comme Nasser et Nehru, qu’il supervise lui même les travaux de réalisation de l’enceinte.
Sur les balcons de l’immense building encore en chantier, il prend la pose, sans savoir que ces photos seront les derniers témoignages de lui comme de président de la République.
20 heures à Alger. Les membres de la compagnie nationale de sécurité (CNS), postés autour de la résidence du président, attendent la relève habituelle. Chaque jour, à cette heure précise, une nouvelle garde vient prendre le témoin. Mais ce soir, ce sont d’autres hommes qui auront à veiller sur cette luxueuse demeure et sur la sécurité de son illustre occupant.
Changement de garde à la Villa Joly
Des soldats de l’armée, revêtus en uniformes de CNS, se positionnent autour des lieux. Ben Bella ne prendra pas garde à ce discret changement au moment de recevoir des invités jusqu’à tard dans la nuit. Car même le soir, le chef de l’Etat continue à travailler.
Dernière entrevue avec Boumediene
Et ce vendredi soir, il compte s’entretenir avec son ministre de la Défense, Houari Boumediene, pour lui faire part de ses nouvelles décisions. Samedi 19 juin, il réunira le bureau politique du FLN pour donner de nouvelles orientations.
Il est 21 heures. Ben Bella reçoit Boumediene. Depuis quelques semaines, les rapports entre les deux hommes se sont nettement détériorés. La discussion dure une heure.
En voici la teneur de cet ultime briefing, telle que rapportée par le journaliste de Paris-Match, Robert Barrat, dans le numéro 846 du magazine daté du 26 juin 1965.

Le président n’est pas content du travail de ses ministres. Il en veut particulièrement à Abdelaziz Bouteflika, ce ministre qui ose lui tenir tête depuis quelques mois.
« Je vais remanier l’équipe ministérielle, explique-t-il à son interlocuteur. Bouteflika est décidément trop jeune pour être un bon ministre des Affaires étrangères, Boumaza (Bachir Boumaza, ministre du Travail et des Affaires sociales, NDLR) ne fait rien de bon. J’ai l’intention de confier quelques portefeuilles à des techniciens et d’élargir le cabinet. Le moment est venu de réconcilier les Algériens. »
Boumediene pèse ses mots
Le ministre de la Défense encaisse le coup et tente de réagir. Calmement. Comme à son habitude, Boumediene n’est pas homme à s’emporter. Il pèse ses mots. « C’est là une décision importante que tu ne peux prendre qu’après décision du bureau politique », lui fait-il remarquer.
Son président a la parade toute trouvée. « C’est bien ce que je compte faire. Le bureau se réunira demain matin à 9 heures », répond Ben Bella. La discussion s’achève sur ces entre-faits.
Houari Boumediene regagne son bureau au ministère de la Défense, à quelques encablures de la Villa Joly.
Pas de modification du plan
Le plan de Boumediene, préparé depuis quelques jours, ne subira aucune modification. Encore moins maintenant que Ben Bella lui a fait part de son intention de remanier l’exécutif. Son entrevue avec le président, la toute dernière entre les deux hommes, le renforcera dans sa conviction. Ben Bella, pense-t-il, est obtus. Il n’en fait qu’à sa tête.
Il sera destitué dans les heures à venir. Le temps est donc venu de mettre les dernières retouches au complot.
Dans son bureau au ministère de la Défense, Boumediene s’entretient avec ses collaborateurs. Autour de lui, Abdelaziz Bouteflika, Chérif Belkacem, et Ahmed Medeghri, ministre de l’Intérieur, destitué de son poste par Ben Bella quelques semaines auparavant.
La réunion des conjurés
Sont présents également, cinq hauts gradés de l’armée. Des fidèles parmi les fidèles de Boumediene. L’heure est grave. Boumediene donne ses dernières instructions. Tout doit se dérouler sans effusion de sang. Pas une seule balle ne doit être tirée, prévient-il. Le putsch doit durer moins de deux heures, insiste-t-il auprès de ses hommes.
Boumediene est un homme qui tient parole. Deux ans plus tôt, il avait prédit son coup contre Ben Bella, avec une science presque exacte. « Nous le soutiendrons tant qu’il sera utile à l’Algérie. Le jour où il cessera de rendre service, il ne nous faudra pas plus de deux heures pour le renverser », avait-il déclaré à ses proches.
Deux heures, pas plus. C’est le temps que doit prendre l’opération de renversement d’Ahmed Ben Bella en cette folle nuit du 18 au 19 juin 1965.
Minuit, des blindés à Alger
Minuit. Des blindés de l’armée se positionnent sur les axes centraux de la capitale. Les Algérois n’y prêtent guère attention. Non seulement la population est habituée depuis des années à des scènes de guerre, mais un hasard de l’histoire leur fera croire à un spectacle de cinéma.
En effet, depuis quelques jours, on tourne à Alger un film sur de guerre, réalisé par le cinéaste italien Gillo Pontecorvo, La Bataille d’Alger.
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